Le football est aujourd’hui largement mondialisé et internationalisé. Clubs aux airs de sociétés, entreprises voire même marques, contrats de sponsoring massifs garantissant la diffusion de produits tout autour du globe, tous les moyens sont bons pour que les clubs dits d’élite trouvent un écho résonnant toujours plus loin. Ce caractère international, on ne le retrouve pas que dans l’organisation ou la politique de ces clubs, il est aussi devenu, depuis bientôt trente ans, un élément du terrain. Depuis l’arrêt Bosman de 1995, abolissant les quotas de joueurs communautaires, les équipes sont de plus en plus « globales », recrutant des joueurs de toutes nationalités, et privilégiant toujours la qualité sportive (ou marketing) d’un joueur à sa provenance ou son origine.
Dans ce football plus que jamais planétaire, un club nage à contre-courant du reste : l’Athletic Club de la ville de Bilbao, en Espagne. Club historique de La Liga, la première division espagnole, l’Athletic Club s’est donné pour loi de représenter fièrement l’identité, la culture et le Pays basque dont il est issu. Le tout, sans pour autant manquer d’ambition, ni de trophées à polir dans son cabinet.
Aux origines d’une identification culturelle forte
Une décision anecdotique…
L’Athletic Club voit le jour en 1898. Comme beaucoup de clubs à l’époque, il est fondé par les travailleurs anglais des ports locaux, d’où l’appellation Athletic, plutôt qu’Atlético. C’est donc un club historique, devenu très populaire avec sa décision de représenter l’identité du Pays basque à travers une équipe et un club de football. Pourtant, cette décision est prise à la suite d’un événement somme toute anecdotique, puisqu’en 1911, à la suite d’un match de Copa del Rey, le club est accusé d’avoir aligné des joueurs non sélectionnables. L’Athletic Club est vexé par cette accusation, et prend la décision de ne plus jamais jouer avec des extra-communautaires : le club serait maintenant un foyer et un vivier de joueurs basques, d’origines basques ou formés localement dans l’académie des jeunes : Lezama.
… rendue symbolique par l’histoire
Culture ancestrale, langue unique n’ayant de lien avec aucune autre en Europe, le Pays basque est doté d’une personnalité et d’une identité fortes. Il ne faut pas attendre le XXe siècle pour voir une affirmation et une réelle revendication de ces particularités culturelles. En effet, dès le Moyen-Âge, le territoire de ce peuple qu’on appelle alors les Vascons refuse de se soumettre au tout puissant empire de Charlemagne, et n’hésite pas à prendre les armes contre lui à de nombreuses reprises, dans des pillages et des raids. C’est en revanche avec la triste Guerre d’Espagne, guerre civile ayant divisé le pays entre nationalistes et républicains de 1936 à 1939, que le Pays basque revendique une forte identité à la fois culturelle et politique. La province se range du côté des républicains, et obtient de leur part un statut de province autonome. Mais le camp des républicains est battu par les nationalistes du général Francisco Franco, et le Pays basque subit de terribles violences de guerre, à l’image du bombardement du village de Guernica par la légion allemande Condor, envoyé par l’Allemagne nazie en aide à Franco.
Après la guerre, l’Espagne subit plus de trente ans de dictature franquiste. Les Basques, comme les Catalans, sont oppressés par le parti, qui leur interdit notamment la pratique de toute langue autre que le Castillan (l’Athletic Club est renommé Atlético Bilbao), et qui mate toute manifestation d’identification culturelle par des violences et des arrestations. Il ne reste alors aux Basques que le football, et leurs deux clubs principaux : l’Athletic Club et la Real Sociedad, club de Saint-Sébastien, qui à l’époque conduit une politique identitaire semblable à celle du club de Bilbao.
Durant cette période franquiste se développent plusieurs organisations illégales et armées, dont la plus connue est Euskadi Ta Askatasuna (E.T.A.), groupe armé qui commet des actions terroristes et des assassinats politiques pour revendiquer un Pays basque socialiste et indépendant. Le plus important de ces meurtres est celui du bras droit du général Franco, Luis Carrero Blanco, en 1973, dont la voiture explose en plein Madrid, au cours d’une opération de l’E.T.A. baptisée Operación Ogro.
Francisco Franco trouve la mort deux ans plus tard, en 1975. Une détente générale s’installe dans le pays, même si des violences identitaires et politiques demeurent, au Pays basque ou ailleurs. A cette occasion, le club reprend son nom d’origine : l’Athletic Club, et en 1975, lors d’une rencontre entre les deux équipes, les capitaines de la Real Sociedad et du club de Bilbao arborent fièrement le drapeau du Pays basque, comme un symbole de la fin de l’oppression franquiste sur ces terres.
En 1979, le Pays basque espagnol obtient le statut de communauté autonome, lui garantissant à la fois des institutions et un système de médias entièrement basques (parlement, système éducatif, radio, télévision…)
Au cours de toutes ces années d’oppression et de répression, l’Athletic Club prend, sans nécessairement le revendiquer, la fonction de porteur de l’identité et de la culture basque au sein d’un pays où elles sont muselées. Et cela, le club le doit à sa politique pro-basque, sur et en dehors du terrain.
Le fonctionnement du club
La politique « 100% basque » de l’Athletic Club ne s’applique pas qu’à l’équipe. L’entraîneur (Gaizka Garitano) et le président (Aitor Elizegi) sont eux aussi basques. De plus, environ 85% de l’effectif actuel du club est issu de Lezama. C’est ce qu’on appelle une culture idiosyncratique, une culture qui prône le caractère individuel, particulier d’un ensemble ou d’une communauté. Elle est unique dans le monde du football de haut niveau, aucun autre club professionnel des premières divisions européennes (Portugal, Espagne, France, Italie, Allemagne, Angleterre, Belgique et Pays-Bas) ne l’applique. Nous l’avons dit, la Real Sociedad conduisait une politique similaire, jusqu’en 1989 et la signature de l’Irlandais John Aldridge en provenance de Liverpool, dans le but d’être plus compétitif. Ironie du sort, le plus gros du palmarès de la Real Sociedad a été gagné avant l’abandon de cette politique idiosyncratique, plutôt qu’après.
L’organisation de l’Athletic Club est relativement simple. Pour pouvoir faire partie de l’équipe, il existe plusieurs solutions :
- Être un joueur né au Pays basque, ou de parenté (parents et/ou grands-parents) basque (exemple : le Français Bixente Lizarazu, qui a joué au club en 1996 et 1997)
- Avoir joué plusieurs années au Pays basque, dans un autre club comme par exemple la Real Sociedad.
- Avoir été formé à la cantera du club depuis l’âge de 10 ans environ, même sans parenté basque.
Il s’agit donc d’une politique assez fermée, mais qui peut tout de même donner accès à l’équipe à des joueurs non-basques. Antoine Griezmann, né à Mâcon en France, était un temps pisté par l’Athletic Club (vers 2011), car il avait joué plusieurs saisons à la Real Sociedad entre 2005 et 2014.
Lezama est essentiel au club. Puisque leur panel de joueurs à recruter de l’extérieur et fortement limité, le club n’investit pas de sommes astronomiques sur le marché des transferts, et préfère placer cet argent dans le développement d’une académie de jeunes parmi les toutes meilleurs en Espagne voire en Europe (nous le rappelons : 85% de l’équipe professionnelle est issue de l’académie). Dans une interview donnée au Guardian en 2018, José Amorrortu, ancien directeur du centre de formation du club, explique : « Notre travail est de faire de bons joueurs, mais aussi de bonnes personnes. La famille représente tout pour le peuple basque et nous voulons préserver ces traditions. Il n’y a pas de fierté plus grande pour un jeune Basque que de jouer pour ce club ». Le club ne se limite donc pas à un rôle de formateur sportif, mais se veut le porteur d’un certain nombre de valeurs sociales et humaines aux jeunes du Pays basque, pour que ces futures générations transmettent à leur tour ce qu’ils jugent être des valeurs essentielles à la culture basque.
C’est cet ensemble de valeurs qui fait de l’Athletic Club un club si symbolique au Pays basque. Les supporters voient en leur club de football un facteur et un moyen d’identification et d’une expression d’une forme de fierté régionale. Cette fierté, elle est souvent exprimée au San Mamès, le stade mythique de l’Athletic Club, au sein duquel sont fréquemment déployées des chorégraphies supportrices rendant hommage à la terre et à la culture basque.
Et les résultats sportifs, dans tout ça ?
Si l’Athletic Club de Bilbao applique une politique tout à fait singulière dans le monde du football, il ne le fait cependant pas au prix des résultats sportifs. En effet, le club jouit d’un certain nombre d’accomplissements prestigieux en Espagne. Il est par exemple, avec le Real Madrid et le FC Barcelona, le seul club à n’avoir jamais été relégué en deuxième division au cours de son histoire. De plus, le club se situe à la quatrième place en termes de championnats d’Espagne gagnés (il en possède huit), juste derrière les trois géants du Real Madrid, du FC Barcelona et de l’Atlético de Madrid, mais devant d’autres grands clubs espagnols, tels que le Valencia CF, le Sevilla FC ou encore l’autre club basque de la Real Sociedad.
En revanche, aucun titre en championnat n’a été glané par le club depuis 1984, période à laquelle les plus grands clubs prennent déjà le chemin de l’ultra-compétitivité, phénomène qui va s’amplifier avec l’arrêt Bosman de 1995, qui ouvre le chemin des équipes les plus fortes aux joueurs de toutes nationalités. A partir de cette date, l’Athletic Club est bel et bien un OVNI dans le monde du football, mais cela ne l’empêche pas de jouer dans l’élite et de fréquemment faire tomber des « gros » dans son antre du San Mamès, ou de continuer de garnir son armoire à trophée (aux huit titres en championnat s’ajoutent le chiffre impressionnant de vingt-trois Coupes d’Espagne et de deux Supercoupes d’Espagne).
Un certain nombre de joueurs prestigieux ont évolués à l’Athletic Club, comme par exemple le buteur star du début du XXe siècle, Rafael Moreno Aranzadi, surnommé Pichichi, surnom et titre que l’on donne encore au meilleur buteur de La Liga chaque saison.
A la lecture de cet article, on ne peut s’empêcher de titiller notre curiosité et de s’imaginer à quoi ressemblerait le football d’aujourd’hui s’il était encore dans un contexte pré-Bosman, où trois joueurs extra-communautaires seulement seraient autorisés par club. En allant plus loin encore, imaginez un football européen à l’image du football de l’Athletic Club de Bilbao : un football de terroir et de territoire, où chaque équipe ne joueraient qu’avec des joueurs de leur région, formés localement et attachés à un certain nombre de valeurs morales et sociales comme le sont les jeunes Basques de Lezama. Un match entre le Paris Saint-Germain et Arsenal deviendrait une rencontre entre Titis parisiens et Boys londoniens. A Liverpool, les Scousers feraient la loi sur le terrain tandis qu’à Naples on encouragerait chaque dimanche les Scugnizzi de la ville. Ce serait un football en tout point différent de ce que l’on connaît aujourd’hui, peut-être mieux, peut-être pas. Ce qui est sûr, c’est que l’Athletic Club représente pour tous ses supporters une immense fierté : celle d’être Basque, d’appartenir à une province et à une culture ancestrale et légendaire, et de pouvoir exprimer cette fierté chaque semaine grâce au football.
Crédit photos : Iconsport