La Coupe du Monde 1934 est la deuxième édition de l’histoire du Mondial. Organisée en Italie, elle voit l’équipe transalpine remporter à domicile sa première couronne internationale. Cette victoire sportive est aussi et surtout un triomphe pour le Duce Benito Mussolini, dictateur qui règne sans partage sur l’Italie. Avec le succès des siens, c’est le fascisme qu’il personnifie qui est porté au sommet. Retour sur l’histoire d’une compétition où football et politique se sont (trop) intimement entrelacés.
10 juin 1934, Rome. C’est devant 55 000 tifosi aux anges que la Squadra Azzurra italienne remporte face à la Tchécoslovaquie (2-1) la finale de « sa » Coupe du Monde. Mais à ce moment, est-ce un immense bonheur qui s’empare des tous nouveaux champions du monde ? Ou la satisfaction du devoir accompli ? À moins qu’il ne s’agisse, au contraire, d’un intense soulagement ?
Car la veille de cette grande finale, ce sont ces mots « d’encouragement » que les Italiens ont reçu par télégramme : « L’Italie doit frapper fort. Bonne chance pour demain. Gagnez ou vous êtes morts ! ». Si l’on remet parfois en doute la parfaite exactitude de la fin de ce message, le sens général n’en reste pas moins glaçant. Surtout lorsque l’on sait de qui provient ce télégramme : Benito Mussolini en personne.
Ce même Mussolini qui, le 10 juin, assiste à la victoire des siens. Pourtant, celui qui dirige l’Italie d’une main de fer depuis 1922 n’aime même pas le football. Qu’importe. Pour le dictateur totalitaire italien, cette compétition n’a qu’un but : imposer aux yeux du monde entier la supériorité du régime fasciste sur les démocraties européennes. Les onze joueurs transalpins, forcés de réaliser le salut fasciste avant chaque rencontre, n’ont été que des pions dans cette vaste opération de propagande. Avec une victoire qui était donc une obligation imposée au plus haut sommet de l’État totalitaire italien. Mission accomplie.
La Coupe du Monde 1934, vitrine du totalitarisme italien
À cette époque de l’Entre-deux-guerres, l’Europe entière glisse sur la dangereuse pente du totalitarisme qui fera tomber le continent dans l’horreur quelques années plus tard. C’est le cas depuis 1922 en URSS avec Lénine puis Staline. En Allemagne, Hitler accède au pouvoir un an avant la Coupe du Monde italienne, en 1933. Mussolini, lui, dirige donc seul la Botte depuis plus d’une décennie lorsque la compétition démarre.
De telles dictatures fonctionnent par l’intermédiaire de trois différents leviers :
- l’encadrement strict de la population ;
- la politique de la terreur et la répression des opposants ;
- la propagande nationaliste et le culte du chef.
L’Italie ne fait pas exception à ses voisins soviétiques et allemands. Et la Coupe du Monde qui s’y déroule n’aura d’autre choix que de rentrer dans ce cadre dictatorial.
Dès 1932, lorsque l’Italie obtient l’organisation de la deuxième Coupe du Monde de l’histoire, le ton est donné :
« Le but ultime de la manifestation sera de montrer à l’univers ce qu’est l’idéal fasciste du sport dont l’unique inspirateur est le Duce. Je ne sais pas encore comment, mais l’Italie doit gagner ce championnat. C’est un ordre ! », Giorgio Vacaro, général de l’armée et président de la fédération italienne de football.
L’objectif est clair et annoncé. D’ailleurs, pour se donner la pleine mesure de ses ambitions, la fédération italienne ne fait pas dans la demi-mesure. De talentueux joueurs argentins descendants d’immigrants italiens sont naturalisés pour renforcer l’équipe nationale.
C’est le cas de l’attaquant Raimundo Orsi et, surtout, du rugueux défenseur vice-champion du monde 1930 avec l’Albiceleste, Luis Monti. Le sélectionneur de l’époque n’est autre que le célébrissime Vittorio Pozzo, futur unique sélectionneur à avoir remporté deux Coupes du Monde. Lors de la Première Guerre mondiale, il avait été chasseur alpin. Il va préparer ses joueurs comme on entraîne un commando avant une bataille.
Et alors que les Italiens préparent leur compétition, Mussolini actionne le levier propagande. Dès 1932, il assure que les origines du football sont transalpines, remontant à un jeu de balle pratiqué dans la Florence médiévale. C’est bien évidemment totalement faux. On imprime également plus de 100 000 affiches promouvant l’événement. Sur beaucoup d’entre elles, placardées dans les rues, on y voit un joueur exécutant le salut fasciste. Aujourd’hui, c’est une affiche plus « neutre », représentant un joueur en pleine action, qui reste davantage dans les mémoires.
L’une des deux affiches de la Coupe du Monde 1934L’Italie met le paquet dans la rénovation de ses stades et la construction de nouvelles grandes enceintes pour montrer l’efficacité du système fasciste totalitaire. En points d’orgue : les nouveaux Stades Mussolini de Turin et du Parti National Fasciste de Rome, théâtre de la finale. Les noms, bien sûr, n’ont pas été choisis au hasard. L’encadrement dans les stades non plus. Ce sont effectivement les Chemises noires, les membres de la milice du Duce, qui font office de stadiers pour surveiller les spectateurs… et les radios-reporters.
Car la Coupe du Monde 1934 est aussi la compétition d’une formidable innovation technologique. C’est en effet le premier Mondial à être retransmis à la radio dans plusieurs pays du monde, des États-Unis à l’Europe. Douze des seize pays participants ont accepté de payer la somme de 10 000 lires à la radio italienne pour retransmettre en direct les matchs de leur équipe nationale. Cette nouveauté contribue à faire de la Coupe du Monde un événement planétaire. Elle est aussi un magnifique levier pour Mussolini afin d’exporter à l’international sa propagande fasciste.
Et le football dans tout ça ?
1930 avait été l’année de l’éclosion de la plus prestigieuse de toutes les compétitions de football. Elle avait été marquée par un jeu offensif et, pour tous les participants, avait été une extraordinaire aventure. On en est loin en 1934. Est-ce parce que la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) menace déjà à l’horizon ? En tout cas, la hautaine Angleterre boude une nouvelle fois l’épreuve. Si le Brésil et l’Argentine traversent bien l’Atlantique, ils n’envoient en Europe que leur équipe B. L’Uruguay, tenante du titre, n’a toujours pas digéré le fait qu’en 1930 l’Italie n’avait pas daigné venir disputer ce premier Mondial. Quatre ans plus tard, elle réagit de la même manière et ne se rend même pas en Italie pour défendre son titre. Une première et une dernière dans l’histoire de la compétition.
LIRE AUSSI : 1930 : la première Coupe du Monde de l’histoire
Preuve du succès rencontré par l’épreuve créée par Jules Rimet, qui occupe toujours son poste de président de la FIFA en 1934 ? Pour cette deuxième édition, une phase éliminatoire est nécessaire afin que les équipes valident leur billet pour le tour final.
C’est pourquoi le Mondial italien ne propose aucune phase de poule. Les seize équipes qualifiées se retrouvent directement pour disputer les huitièmes de finale. Pour la moitié d’entre elles, c’est donc juste un petit tour et puis s’en va… C’est d’ailleurs le destin que connaît l’équipe de France.
Il faut dire que le sort n’a pas épargné les Bleus puisqu’il a mis sur leur route la meilleure équipe du monde du moment. L’Italie ? Non, non… Il s’agit plutôt de la Wunderteam autrichienne. Cette équipe magnifique est constituée de talents rares, dont le génial milieu de terrain Matthias Sindelar, surnommé le « Mozart du football ». Depuis des années, elle ne cesse de battre chacun de ses adversaires, de les terrasser par un chatoyant football offensif. 1934 doit être l’année de son sacre. C’est le football qui le réclame.
La magnifique équipe d’Autriche en 1938 avec, debout et troisième depuis la gauche, sa star Matthias Sindelar.Mais les Français résistent bien. Ils ouvrent même le score avant que l’inarrêtable Sindelar n’égalise. Ce n’est qu’en prolongation que l’Autriche trouve enfin la faille par deux fois. La France s’incline finalement 3-2 mais peut repartir d’Italie la tête haute. L’Autriche de Sindelar, qui connaîtra quelques années plus tard un destin tragique, poursuit sa route.
LIRE AUSSI : Matthias Sindelar, le Mozart du football et sa symphonie protestataire
Le reste des huitièmes de finale ne donne naissance qu’à peu de surprise. Les valeureux Égyptiens remontent bien deux buts à la Hongrie mais sont finalement battus 4-2. Privés de leurs meilleurs joueurs, l’Argentine et le Brésil s’inclinent d’entrée face à la Suède (3-2) et à l’Espagne (3-1). La Suisse vient à bout des Pays-Bas 3-2 tandis que l’Allemagne ne fait qu’une bouchée de la Suisse (5-2). Mais ce n’est rien au regard du festival que l’Italie réalise pour son entrée en lice. Opposée aux États-Unis, demi-finalistes en 1930, la Squadra Azzurra l’emporte très largement 7-1 devant 25 000 supporters romains enthousiastes.
La Coupe du Monde 1934 pour l’équipe d’Italie : vaincre ou mourir
Cette large victoire inaugurale transalpine ne pouvait pas plus contenter le Duce. Selon lui, elle montre clairement la supériorité du régime totalitaire italien sur la démocratie américaine. Le match est marqué par un triplé de l’attaquant Angelo Schiavio et un doublé de l’Italo-Argentin Orsi. Après un but de l’avant Giovanni Ferrari, c’est la grande star de l’équipe qui clôt le score, Giuseppe Meazza.
L’équipe d’Italie lors de la Coupe du Monde 1934.En quart de finale, c’est ce même joueur qui va apporter le salut à la Squadra Azzurra. Mais le football offensif et le beau jeu sont déjà loin. Face à l’Italie, c’est l’équipe d’Espagne du grand gardien Ricardo Zamora qui se dresse. Mais pourquoi parler encore de football ? Ce 31 mai 1934, c’est un symbole de ce qui oppose chaque jour un peu plus l’Europe qui se joue à Florence. La dictature italienne fasciste affronte la jeune république espagnole.
D’ailleurs, avant la rencontre, Mussolini lui-même a surnommé ce quart de finale la « bataille de Florence ». Pour lui, « les fascistes doivent écraser les républicains ».
Sur le terrain, c’est d’ailleurs un combat au sens strict du terme auquel assistent les spectateurs. Le jeu est haché, violent, à l’image du régime transalpin. Personne n’attend une victoire de l’Espagne. Pourtant, c’est bien elle qui ouvre le score. Juste avant la pause, l’Italie obtient un coup-franc. Le ballon est envoyé dans la surface. Tentant une sortie, Zamora se retrouve plaqué au sol par un adversaire. Ferrari en profite pour marquer. L’arbitre ne bronche pas.
Plus rien ne sera marqué ensuite. En défense, Luis Monti se montre impitoyable. Son jeu brutal met aux supplices les Espagnols. C’est la guerre. Mais contre toute attente, les Ibériques marquent de nouveau. L’arbitre belge siffle un hors jeu… Dans cette parodie de football, les deux équipes sont poussées à jouer la prolongation. Saoulée de coups, l’équipe espagnole tient, puis est sauvée par son poteau sur une frappe de Schiavio. Fin de la prolongation.
« Monti joua à la perfection le rôle du boucher. Il mérita maintes fois d’être renvoyé au vestiaire. Il joua cependant jusqu’à la fin du match », Lucien Gamblin, envoyé spécial du journal L’Auto, ancêtre de L’Équipe, en 1934.
À l’époque, il n’y a pas encore de tirs-au-but. Italie et Espagne doivent donc jouer une belle dès le lendemain. Le spectacle est de la même facture. Les Espagnols se font systématiquement descendre par les agressifs Italiens. Sur l’ensemble des deux matchs, Monti se montre même si doué à agresser ses adversaires qu’il envoie à l’infirmerie trois joueurs ibériques. Et l’Italie profite, une nouvelle fois, du soutien de l’arbitre qui refuse un nouveau but à l’Espagne en deuxième mi-temps. Très pratique ce douzième homme… Finalement, ce n’est que grâce à un but de son meilleur joueur, Giuseppe Meazza, que la Squadra sort victorieuse 1-0.
Les quarts de finale se concluent sur des qualifications de l’Allemagne face à la Suède (2-1), de la Tchécoslovaquie contre la Suisse (3-2) et de l’Autriche contre la Hongrie (2-1). C’est justement la Wunderteam autrichienne, maîtresse du jeu collectif et offensif, qui s’oppose à l’Italie pour la demi-finale à Milan. Le football va-t-il vaincre la violence ?
Dès les premières minutes du match, il est clair que non. Le temps que l’artiste Matthias Sindelar ne dribble plusieurs adversaires, ne s’échappe pour faire face au gardien… avant d’être séché en pleine surface par le boucher Monti. Pénalty évident pour l’Autriche, mais l’arbitre suédois, Ivan Eklind, joue les aveugles. Ce n’est qu’une seule des situations litigieuses de ce match. Encore une fois, le corps arbitral est avec l’Italie.
« C’était incroyable. En cours de jeu, [l’arbitre] passait le ballon à notre adversaire. Et le but italien fut accordé malgré une faute évidente », Josef Bican, attaquant de l’équipe d’Autriche, dans une interview de 1998.
C’est effectivement dans la confusion que le demi Guaita marque l’unique but du match. L’Autriche, si talentueuse et belle à voir jouer, ne sera jamais championne du monde. Personne ne le sait encore, mais quatre ans plus tard, elle ne participera même pas à la Coupe du Monde 1938. Quelques mois avant le début de l’épreuve française, elle subira l’Anschluss, cette annexion réalisée par l’Allemagne nazie d’Hitler sur la voie du second conflit mondial.
Une finale à gagner à tout prix
Le 10 juin 1934, l’Italie a donc rendez-vous à Rome avec la Tchécoslovaquie, tombeuse de l’Allemagne 3-1. Bien des années après, des joueurs italiens, dont Monti, ont avoué avoir craint pour leur vie après avoir lu le télégramme adressé la veille par Benito Mussolini. Ils n’avaient qu’un seul choix pour contenter le Duce et le régime fasciste : gagner.
Mais il faut dire que, pour parvenir à ce résultat, le dictateur a également œuvré. En effet, jugé digne de confiance, c’est le même arbitre suédois Ivan Eklind qui est désigné pour arbitrer la finale à Rome. Certaines sources font même état que ce dernier a rendu visite à Mussolini dans sa loge avant la rencontre…
Celle-ci est à l’image de tout le Mondial italien : âpre, virile, dure, sans belle phase de jeu déployée. Que la Coupe du Monde 1930 paraît lointaine ! Pourtant, l’équipe transalpine ne manque pas de talents, Giuseppe Meazza en tête. Mais pour l’Italie, déjà, le résultat compte plus que la manière de l’obtenir. Pour Benito Mussolini, il s’agit surtout d’assister au sacre de l’équipe fasciste dans le Stade National du Parti Fasciste.
LIRE AUSSI : Giuseppe Meazza, première star du football
Si sacre il y a pour l’Italie, il n’est toutefois pas facile à obtenir. La partie est longtemps vierge de but et indécise. Puis, à vingt minutes du terme, c’est même la Tchécoslovaquie qui ouvre le score ! Heureusement, à neuf minutes du terme, l’Italo-Argentin Orsi arrache l’égalisation. La Squadra Azzurra pousse mais ne parvient pas à faire la différence. Elle est finalement obligée de jouer une nouvelle prolongation.
Durant celle-ci, la lumière vient de nouveau de Giuseppe Meazza. Le joueur de l’Inter adresse une merveille de passe en profondeur vers Guaita qui s’échappe et centre pour Schiavio : 2-1 ! Avec ce but, son quatrième de l’épreuve, Schiavio termine meilleur buteur de la Coupe du Monde, avec l’Allemand Conen et le Tchécoslovaque Nejedly.
Au coup de sifflet final, les 55 000 spectateurs italiens exultent. Vittorio Pozzo est porté en triomphe par ses joueurs. Ces derniers ont accompli leur mission fixée par le régime : remporter la Coupe du Monde. En plus de la coupe Jules-Rimet, le gardien et capitaine Giampiero Combi se voit remettre par Mussolini un autre trophée. Il s’agit de la « Coppa del Duce », au moins six fois plus grande que la petite statuette en or. Il fallait montrer que le fascisme avait une plus grande vision de la victoire.
Avant leur victoire à la suite de la prolongation, Giampiero Combi, les joueurs italiens et leur sélectionneur Vittorio Pozzo n’ont pas l’air sereins (Crédits photo : Wikimédia Commons)
La Coupe du Monde 1934 voit donc l’Italie remporter son premier titre de championne du monde. Pour le journaliste américain John R. Tunis, cette compétition est surtout le signe que « les dictateurs ont découvert le sport » et son pouvoir. Il avait raison. Dès 1936, les Jeux Olympiques se déroulent à Berlin, sous les yeux d’Adolf Hitler. Depuis, d’autres dictateurs ou États ont aussi voulu tirer profit de l’organisation d’une Coupe du Monde. À bien des égards, l’édition 1934 a donc (malheureusement) ouvert la voie.
Sources :
- Balthazar Gibiat, « Coupe du monde de football 1934 sous Mussolini : gagner ou mourir », geo.fr, 2022.
- Alexandre Borde, « La Coupe du monde à travers l’histoire : Italie 1934 », lepoint.fr, 2014.
- Olivier Margot (sous la direction de), L’Equipe, la Coupe du Monde 1930-1970 (Livre I), édité par l’Equipe, 1997.
- Eugène Saccomano, Mémo Foot – Coupe du monde 1998, Edition°1, 1998.
Crédits photos : IconSport