1993-2023. Il y a trente ans, l’OM remportait la coupe aux grandes oreilles et faisait la fierté d’une France enfin au sommet européen. Date anniversaire oblige, nous allons honorer de nouveau les héros de Munich : « à jamais les premiers ! ». A contrario, nous serons beaucoup moins nombreux à souffler les trente bougies du scandale VA-OM et à célébrer l’incorruptible Jacques Glassmann. Une différence de traitement qui constitue un paradoxe difficile à expliquer.
En ce mois de mai 1993, le sport français a le vent en poupe. En mars, les rugbymen ont remporté le Tournoi, mettant (temporairement) fin à la domination anglaise. En avril, pour la deuxième année consécutive, Gilbert Duclos-Lassalle a franchi en vainqueur la ligne d’arrivée du vélodrome de Roubaix. En Formule 1, le duel acharné entre Prost et Senna tourne à l’avantage du Professeur et de son moteur Renault. Fin avril, les basketteurs du CSP Limoges ont réalisé l’exploit de remporter la Coupe d’Europe des Clubs Champions. Finie la lose bleu-blanc-rouge ? Porté par cet élan, le foot français entend bien surfer sur cette vague de win et placer Marseille sur le toit de l’Europe. Alors, à l’unisson : allez l’OM !
La finale de la ligue des Champions est programmée le 26 mai au stade olympique de Munich. L’armada phocéenne, cornaquée par le rusé Raymond Goethals et le boss Bernard Tapie, est certes impressionnante, mais l’adversaire l’est encore plus. Il s’agit du grande Milan du Cavaliere Berlusconi, de Capello, des stars hollandaises, de Baresi, Maldini et de… Papin. C’est loin d’être gagné pour l’OM, qui s’est déjà cassé les dents en finale en 1991, défait par l’Etoile Rouge de Belgrade. Pour l’emporter, il faut mettre toutes les chances de son côté, ne rien laisser au hasard.
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Bienvenue chez les Ch’tis
Six jours avant la finale, l’OM se déplace à Valenciennes pour la 36ème journée de D1. Avec cinq points d’avance sur le PSG et Monaco, Marseille n’a pas encore le titre national en poche. Face à lui, l’US Valenciennes-Anzin (VA), engluée dans les bas-fonds du classement, se bat pour le maintien, la bave aux lèvres et le couteau entre les dents. L’OM va devoir se coltiner une équipe de morts de faim et un public chaud comme une baraque à frites. Pas idéal avant la grande finale… Tapie, pas né de la dernière pluie, voit le traquenard se profiler et s’inquiète de la motivation des Valenciennois : « Faut pas qu’ils fassent les cons et qu’ils nous cassent avant la finale contre Milan ». Ni une ni deux, il active son côté obscur et décide d’acheter la sérénité dont l’OM a besoin.
La suite est connue. Le latéral droit marseillais, Jean-Jacques Eydelie, est choisi pour contacter trois joueurs valenciennois. Il s’agit de Christophe Robert et Jorge Burruchaga, avec lesquels il a joué à Nantes et de Jacques Glassmann, qu’il a côtoyé à Tours. La veille du match, par téléphone, Eydelie expose le deal à ses ex-coéquipiers: « Vous touchez chacun 200 000 francs, à condition de lever le pied contre nous. Vous laissez filer, comme ça nous serons tranquilles pour préparer la finale ». Robert et Burruchaga acceptent, mais Glassmann refuse. Bernès, le bras droit de Tapie, prend le relai et tente de convaincre le rétif, mais le défenseur de VA ne bouge pas d’un iota : « C’est NON ! ». Le téléphone raccroché, Glassmann prévient Robert et Burruchaga : « Je ne marche pas dans votre combine. Je vous préviens, je ne peux pas garder ça pour moi ».
Tapie, un homme d’influence
Effectivement, dès le lendemain, Glassmann relate la corruption à son coach. Celui-ci prend note mais le match a lieu quand même. VA s’incline 0-1 et s’enfonce, direction la D2. Après la rencontre, les dirigeants valenciennois déposent une réserve officielle basée sur les accusations de Glassmann. Celui-ci confirme sa version à l’arbitre, puis aux journalistes. Il lance un pavé dans la mare, mais étonnamment, la presse minimise ses dires. Elle observe un quasi-silence diplomatique autour de cette affaire, se contentant des démentis de Tapie, Bernès, Eydelie, Burruchaga et Robert. Le journaliste Olivier Rey égare « accidentellement » la cassette de l’interview de Glassmann, qu’il devait diffuser au journal de 20H d’Antenne 2. Peut-on affirmer que la presse et la télé protègent Tapie et l’OM ? Evidemment qu’elles les protègent, disons-le !
Pourquoi ? Tout simplement car Tapie fait la pluie et le beau temps sur le foot français. Son OM est une machine à rêves, qui génère l’espoir d’une victoire inédite en Coupe d’Europe. Dans son sillage, toute l’économie du football engrange les bénéfices : les sponsors, les agents, les télés, les journaux, la Ligue, la Fédération. Sans oublier qu’il est un homme de pouvoir, qui s’est fait une place en politique, comme député puis comme ministre. En plus de ça, le Nanard « sévèrement burné » des Guignols de Canal+ caricature à peine le vrai Bernard, qui est à la fois autoritaire, fort en gueule, couillu et charismatique. Tapie en impose bien plus que l’anonyme Glassmann, un sans-grade du football, doté d’une voix monocorde, habillé simplement et affublé d’une coupe mulet peu télégénique. Il n’en faut pas davantage pour comprendre le silence tacite qui s’installe malgré la gravité des faits.
Plus belle la vie
La semaine suivante, l’omerta du foot français est récompensée. Six jours après sa virée valenciennoise, c’est un Ohème serein qui résiste au brio rossonero puis porte l’estocade grâce au coup de boule de Basile. Une victoire historique qui fait danser le mia à tout le pays, plus que jamais fier de son OM. Tapie est au sommet de sa popularité, il incarne une gagne décomplexée qui plait aux Français, lassés de l’adage « l’important c’est de participer ». Eydelie, le latéral corrupteur, a fait une belle finale face au virevoltant ailier Lentini. Lui aussi, il vit son heure de gloire. Tout ce beau monde profite de l’euphorie ambiante et met de côté « l’affaire », dont plus personne ne se soucie d’ailleurs. Pourquoi gâcher la fête ?
Le mois de juin voit l’OM terminer la saison dans l’allégresse en rossant le PSG à domicile et en s’adjugeant le titre de champion de France. Les hommages pleuvent, la vie est belle sur la Canebière. A l’inverse, mille kilomètres plus au nord, l’ambiance n’est pas du tout à la fête car VA gâche sa dernière chance de maintien en barrages contre Cannes. Le déplacement sur la Croisette est un calvaire pour Glassmann qui est conspué par le stade de la Bocca. Insultes, crachats, moqueries (« Glassman, c’est l’OM au téléphone ! »), le défenseur valenciennois en prend plein la gueule, confronté à une hostilité et même une haine auxquelles il ne s’attendait pas.
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C’est à ce moment de l’histoire que nous devons souligner son courage et sa force. Aux moments des faits, s’opposer à la corruption était déjà un acte de grande bravoure. Mais, les mois suivants, il a su persévérer quand la machine médiatique et judiciaire s’est emballée. Peu importe les railleries et les lettres de menace reçues par dizaines. Peu importe les articles à charge. Peu importe les reproches insidieux des dirigeants valenciennois, fatigués d’être hués partout en France. Peu importe la poignée de mains que serre le président Mitterrand à Tapie en plein milieu de l’instruction, suivie de cette déclaration : « J’aime bien l’OM, une grande équipe qui doit beaucoup à Bernard Tapie. C’est une intelligence et une énergie. Il s’est révélé être un excellent ministre ». Contre vents et marées, Glassmann confirme sa version. Il se montre inébranlable, imperméable aux pressions et aux tentatives de déstabilisation.
La vérité si je mens !
Cette constance va payer. Le travail sérieux du procureur De Montgolfier pousse les autres protagonistes à passer aux aveux. Un par un, Robert, Burruchaga, Eydelie et Bernès font leur mea culpa. L’étau se resserre sur Tapie, mais le boss ne lâche pas. Il nie, brandissant l’argument du complot. Audacieux, il tente un coup de poker en soudoyant Primorac, le coach de VA, pour qu’il témoigne contre Glassmann et les autres. Mais l’entraineur bosnien ne marche pas dans la combine à Nanard et balance à son tour. Le président phocéen, acculé, se prend les pieds dans le tapis (sourires) pour expliquer ses mensonges. Le vent tourne et Tapie voit ses appuis politiques l’abandonner.
Le procès a lieu en mars 1995 et Tapie fait le spectacle avec une faconde digne d’un personnage de Molière. Sa fameuse réplique « J’ai menti, mais c’était de bonne foi » (rires), reste dans les annales, mais ne le sauve pas. Il est condamné à deux ans de prison dont huit mois ferme. Il est le seul à partir en zonzon, puisque tous les autres coupables de l’affaire obtiennent du sursis. Glassmann, lui, traverse le procès droit dans ses bottes, sorte d’antihéros devenant le héros. Son jeune avocat Eric Dupond-Moretti lui obtient un franc symbolique de dommages et intérêts pour préjudice moral : Glassmann a bel et bien remporté son combat pour la vérité et la justice !
(Presque) seul contre tous
Au terme de ce procès, Glassmann aurait dû incarner le bon, le gentil, celui qui a damé le pion au truand. Il aurait dû être considéré comme l’objecteur de conscience, l’homme de valeurs qui s’est opposé au cynisme ambiant. On aurait dû reconnaitre son courage pour avoir parlé sans motivation égoïste, de façon altruiste et désintéressée. On aurait dû promouvoir son personnage et le considérer comme un modèle à suivre, un exemple pour la jeunesse. Mais le monde n’est pas binaire et le football n’échappe pas à la complexité du monde. Une complexité qui, finalement, a sabordé les mérites de Glassmann et lui a procuré plus de préjudices que de récompenses, plus de critiques que d’honneurs.
Outre les quolibets subis partout en France, il se retrouve isolé dans son propre milieu, devenant le vilain petit canard du football. A Valenciennes, on lui reproche à demi-mots d’être un boulet. Ses dirigeants, qui lui avaient promis « un contrat à vie », retournent leur veste et décident de ne pas le renouveler. La FFF, la Ligue et l’UNFP ne lèvent pas non plus le petit doigt pour l’aider. Quant aux joueurs de D1, ils ne sont que 52% à répondre « oui » à la question « Glassmann a-t-il eu raison de parler ? ». Mathématiquement, cela signifie que 48% d’entre eux auraient préféré qu’il se tût… Ostracisé pour avoir dénoncé la triche, Glassmann reçoit quand même le soutien de milliers d’anonymes et de quelques célébrités parmi lesquelles Bossis, Milla, Wenger, Gress, Bell et… le chanteur Jean-Jacques Goldman, qui s’étonne publiquement de l’ingratitude du foot français.
Les Ripoux et la balance
En 1996, le procès des comptes de l’OM met au grand jour la corruption organisée du margoulin Tapie. On apprend que plusieurs millions de francs ont été détournés, pour « acheter quatre à cinq matchs par an entre 1986 et 1993 » a avoué Jean-Pierre Bernès. Cela confirme les rumeurs qui circulaient sur le désengagement douteux de joueurs monégasques contre l’OM, sur des matchs européens à sens unique (Spartak Moscou-OM 1991 par exemple) et sur des arbitrages favorables (AEK-OM en 1989, Bruges-OM en 1993). Une fois révélé, ce système mafieux aurait dû conscientiser le foot français et, par ricochet, réhabiliter Glassmann. Mais, il est resté un paria, un mouchard, une balance. Il a connu le chômage et n’a jamais réussi à rejouer en pro après Valenciennes. Il n’a trouvé refuge qu’en amateurs, à Maubeuge puis à la Réunion, avant de raccrocher les crampons dans l’anonymat.
Son salut, Glassmann le trouve finalement en dehors du microcosme du foot français. En 1995, la FIFA époque Havelange (et oui !) lui rend un premier hommage en lui décernant le prix du fair-play. L’année suivante, le quotidien milanais La Gazzetta Dello Sport, qui fête son centenaire, en fait son invité d’honneur et, au passage, porte un coup bas à Tapie, rival honni de la capitale lombarde. En 2001, huit ans après l’affaire, Glassmann reçoit enfin un coup de pouce salvateur du monde politique. La ministre des sports, Marie-Georges Buffet, lui tend la main et lui obtient un poste à l’UNFP. Il est chargé d’aider les footballeurs à se reconvertir. Un travail de l’ombre, utile, social, humain. Glassmann trouve enfin sa place et s’épanouit. Il exerce encore ces fonctions aujourd’hui, plus de vingt ans après.
Le jeu de la vérité
Le rejet dont Glassmann a été victime de la part du football français peut paraitre anormal et absurde. Certains ont exprimé leur déception, comme le journaliste Didier Roustan : « Quand le public a sifflé Glassmann pour essayer de le déstabiliser, j’ai dit que les supporters étaient cons comme des ânes, parce qu’un mec qui dénonce quelque chose pour protéger son sport, on ne le siffle pas. Au contraire, on devrait l’applaudir ». Certes. Mais, connaissez–vous des sportifs qui ont dénoncé des scandales et qui sont devenus populaires ensuite ? En connaissez-vous qui ont démantelé un système frauduleux et n’ont pas souffert après ?
A l’inverse, on pourrait penser à Rui Pinto, le lanceur d’alerte des football leaks, actuellement incarcéré, en attente d’être jugé pour « piratage informatique ». On pourrait voir Grigori Rodchenkov, qui a dévoilé le scandale du dopage institutionnalisé en Russie et se retrouve contraint à l’exil. Ou encore, Christophe Bassons, le seul cycliste propre de l’équipe Festina, qui a dû prendre une retraite prématurée pour échapper au harcèlement du peloton. Le sport est un petit monde basé sur des structures associatives où tous les niveaux s’enchevêtrent. Les dirigeants veulent pérenniser leur mandat, les acteurs économiques veulent préserver leurs intérêts financiers, les sportifs ne veulent pas être éclaboussés par le scandale. Enfin, le public, lui, veut continuer à rêver et à gagner par procuration, quitte à fermer les yeux sur les problèmes éthiques.
Se pencher sur les dénonciations de Glassmann et sur la façon dont il a été traité, revient à réfléchir au conflit entre morale et réalité. Si l’on se place côté Glassmann, l’honnêteté est une vertu qui suffit à faire l’opinion. Glassmann le dit très bien à sa façon : « Je ne suis pas sûr que toute vérité soit bonne à dire. Mais malgré tout, je me permets de penser qu’elle est bonne à dire. » Dans un monde idéal, celui de Glassmann, l’homme agit bien en faisant éclater la vérité au grand jour, quelle qu’elle soit. En parlant, Glassmann préserve les valeurs éthiques du sport héritées de Coubertin. Il fait en sorte que la morale soit sauve.
Le football, entre gris clair et gris foncé
A l’opposé de cette conception idéaliste, il y a les partisans de la réalité. La réalité, c’est que le monde n’est ni blanc ni noir, mais qu’il est gris. Il n’est pas parfait, il est un mélange de Bien et de Mal qui touche toutes les activités humaines. Le sport n’échappe pas à la règle car la compétition, la performance, le résultat sont des notions qui s’opposent à l’éthique, surtout dans le football. En effet, le foot est le sport du désistement moral par excellence : tirages de maillots, simulations, fautes tactiques, contestations, gain de temps… On ne compte plus ses incivilités, exaspérantes certes, mais tellement charmantes. Pour performer, une équipe doit développer des stratégies pour exploiter la règle voire pour la violer. « La fin justifie les moyens » convient bien au football, qui fait la part belle aux comportements transgressifs.
Ces comportements transgressifs et ces incivilités s’inscrivent naturellement dans l’intellect des joueurs, des coachs, des spectateurs, des journalistes, des dirigeants. Gagner du temps en fin de match quand on mène 1-0, c’est normal. Tomber dans la surface si l’adversaire t’effleure, c’est normal. Faire une petite faute à soixante mètres de ton but pour couper une contre-attaque, c’est normal. Toutes ces actions sont immorales et pourtant nous les avons acceptées. La réalité l’a emporté sur la morale. S’opposer à cela, vouloir rendre le football plus pur, serait vain et gâcherait tout, on se perdrait dans une lutte inutile.
L’affaire VA-OM fait écho à cette notion de réalité. La réalité, c’est que, corruption ou non, l’OM était plus fort que VA et que l’OM était la meilleure équipe du pays en 1993. La réalité, c’est que Valenciennes était déjà relégable avant le match. La réalité, c’est que, pour gagner une coupe d’Europe, le moindre détail compte. La réalité, c’est que Tapie n’était pas honnête mais qu’il était un grand président qui avait construit une formidable équipe. La réalité, c’est que la corruption existait avant Tapie (par exemple, le Red Star a été rétrogradé en 1955 pour ce motif) et qu’elle existe encore après lui (autre exemple, le président Conrad de Nîmes a été condamné pour « matchs truqués » en 2014).
Pour toutes ces raisons, beaucoup ont estimé que dire la vérité était une erreur. Que Glassmann aurait dû se taire plutôt que de parler au nom de ses principes moraux. Ils estiment qu’il aurait dû évaluer les conséquences de son acte pour les joueurs et pour les deux clubs. Qu’il aurait dû tenir compte de la popularité de l’OM et du cataclysme émotionnel que ses révélations allaient provoquer. Qu’il aurait dû réfléchir à l’inutilité de son action à long terme, puisque la corruption est indissociable du sport de compétition. Alors, peut-être qu’il se serait tu, laissant le foot français s’extasier devant son grand OM, sans s’attarder sur ses turpitudes.
Admirable de courage et d’honnêteté, Jacques Glassmann mérite assurément reconnaissance et gratitude. Certes, sa dénonciation a coulé l’OM et nous a privés du plaisir de voir cette grande équipe briller plus longtemps. Mais elle a remis un peu de morale dans le football qui, trente ans plus tard, en semble bien trop dépourvu.
Sources :
- Jacques Glassmann, Foot et moi la paix, Calmann-Levy
- Jean-Jacques Eydelie, Je ne joue plus !, l’Archipel
- Yvan Gastaut, Jacques Glassmann celui par qui le scandale arrive, Ethnologie Française 2016/3 (volume 46), Presses Universitaires de France
- Jamel Attal, 10 ans et 6 jours, cahiersdufootball.net, 27 mai 2003
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