Au soir du 18 juin 2002, la Corée du Sud est en fête. Son équipe nationale vient d’éliminer l’Italie de Del Piero, Maldini & co. au terme d’un huitième de finale ébouriffant. Le but en or inscrit par Ahn Jung-hwan en toute fin de prolongation l’érige au rang d’idole en son pays mais fait de lui un pestiféré en Italie, au point qu’il ne remettra jamais les pieds dans son club de Pérouse.
« On avait vraiment cette soif de vaincre les équipes plus fortes que nous » témoigne l’attaquant. Suffisant pour expliquer l’épopée mythique de l’équipe hôte lors de son Mondial ? Certainement pas répondront Italiens et Espagnols, éliminés respectivement en huitième et en quart de finale par le pays du matin calme à l’issue de matchs controversés. Marqué par d’ahurissants errements arbitraux, il n’en reste pas moins que les Coréens font preuve d’un courage et d’un caractère étonnant dans le parcours qui les mène à une quatrième place finale. « On avait plus d’envie et de motivation pour gagner » martèle Ahn, dont l’apogée de la carrière est incontestablement cette tête fatale à la Squadra Azzurra.
Un parcours sinueux
Il entame son parcours professionnel en 1998 dans le club de la ville de Busan, les Pusan Daewoo Royals, après un parcours junior et universitaire remarqué. Avec Ko Jung-soo, ils représentent alors la nouvelle génération du football coréen, prometteuse à la veille du premier Mondial sur le continent asiatique. Une perspective réjouissante pour celui qui est élu, à l’issue de sa deuxième saison au club, meilleur joueur de K-League.
Ce statut lui offre une reconnaissance inédite. D’autant que son histoire touche particulièrement les Coréens. Né en 1976 d’un père qu’il n’a pas connu, il est élevé par sa grand-mère après le décès de sa mère. Elle l’élève dans des conditions précaires et instables, aggravées par des déménagements successifs. « Il n’avait pas de quoi manger à sa faim » résume-t-elle. À 11 ans, il débute le football dans le voisinage où ils ont fini par s’établir.
En dépit de son petit gabarit, il progresse rapidement et devient le « héros de son quartier », « l’enfant prodige du ballon », dont le talent éclate lorsqu’il intègre l’équipe de l’université d’Ajou. Par la suite, son transfert aux Pusan Daewoo Royals et surtout son premier but en sélection lors d’un amical contre la Chine font de lui la tête d’affiche du football dans un pays toujours largement porté vers le base-ball.
Son arrivée en grande pompe à l’AC Perugia en 2000 ne fait que confirmer les espoirs placés en lui, d’autant qu’il devient le premier Coréen à mettre les pieds en Serie A. Là-bas, il intègre un club qui s’est fait une spécialité dans la réalisation de plus-values importantes lors du mercato grâce à la vente de joueurs recrutés sous des latitudes exotiques. En recrutant celui qui a inscrit 27 buts en un peu plus de 50 matchs, le club pallie le départ lucratif d’Hidetoshi Nakata, vendu 18 millions d’euros à l’AS Rome le même été.
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Mais l’acclimatation est moins facile qu’escomptée. Avant de débarquer en Ombrie, Ahn ne sait rien de l’Italie et ne connaît personne sur place. Il se retrouve au milieu d’immenses joueurs dans un championnat intense ; mais surtout, il est victime d’insultes racistes de la part de son propre coéquipier, Marco Materazzi. Dans ses conditions, impossible de s’épanouir : Ahn plafonne à 5 buts en 29 matchs et reste souvent sur la touche.
Une préparation de Mondial chaotique
Entre 2000 et 2002, sa sélection pour les rassemblements de l’équipe nationale est même remise en question par cette méforme et ce manque de temps de jeu. En effet, lorsque Guus Hiddink prend les rêne des Guerriers Taeguk en 2001, il annonce d’emblée que le statut de vedette ou d’ancien ne prévaudra plus sur la qualité intrinsèque des joueurs : l’attaquant, considéré comme talentueux mais avare d’efforts, est visé. L’entraineur effectue une large rotation, intégrant plus d’une quarantaine de joueurs à l’effectif, avec en point de mire la Coupe du Monde à domicile.
Les premiers test de cette Corée nouvelle version sont tout sauf concluants : fessée reçue face à la France à la Coupe des Confédérations 2001 puis face à la République Tchèque en amical ; et victoires étriquées contre le Mexique et l’Australie. Mais progressivement, Hiddink s’appuie sur une équipe plus solide et la sélection redresse la barre lorsqu’elle multiplie les victoire en amical. Ahn, aussi bien que Ko Jong-soo, semble définitivement écarté.
Ce sont en fait les résultats désastreux à la Gold Cup américaine de janvier 2002 qui rebattent les cartes et permettent à l’attaquant de réintégrer l’équipe en avril, en tant que remplaçant. Le revenant inscrit un doublé lors d’une victoire contre l’Écosse et valide définitivement son ticket pour le Mondial. Tout comme l’équipe, sa forme physique s’améliore à mesure que les choses sérieuses approchent.
L’histoire, la vraie, débute le 4 juin par une victoire face à la Pologne. Ahn, à titre individuel, lance surtout sa compétition lorsqu’il entre en cours de jeu pour égaliser face aux États-Unis et gagne ses galons de titulaire pour le dernier match de poule : une victoire 1-0 face à un Portugal réduit à 9 qui permet à la sélection de finir en tête de sa poule.
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Un but pour s’élever au rang d’idole
Le prochain adversaire ? L’Italie, étonnante deuxième d’une poule qu’on la voyait dominer outrageusement. L’évènement en lui-même est déjà une fête en Corée : près de 40 000 spectateurs donnent de la voix au World Cup Stadium de Daejeon et rêvent d’un remake de 1966, lorsque le voisin du Nord élimina la Squadra Azzurra du mondial anglais.
D’autant que le déroulement du match a de quoi galvaniser le public : dès la 4e minute, Byron Moreno siffle un pénalty pour les blancs. Ahn se présente devant Buffon. Pénalty stoppé par le gardien italien. On en reste à 0-0. Face au trident offensif Del Piero – Totti – Vieri, la Corée résiste et fait même jeu égal jusqu’à la 18e minute au cours de laquelle elle s’incline devant la tête puissante de Vieri. 1-0. Pas impressionnés, les hommes d’Hiddink se battent avec leur armes, quitte à prendre des risques inconsidérés.
« Pourquoi voulez-vous que je demande à mes joueurs de défendre alors qu’ils sont faits pour attaquer ? » se justifiera le sélectionneur néerlandais. Mal lui en aurait pris si Totti et Vieri avaient conclu les nombreux contres italiens (77e, 79e, 89e). Dans l’autre moitié de terrain, les Coréens semblent se casser les dents sur une équipe italienne réglée comme du papier à musique, muselant toute velléité offensive de son adversaire. Mais voilà, le stade chavire lorsque Seol Ki-heyon perce le coffre-fort à 2 minutes de la fin du temps réglementaire. 1-1. Prolongations.
En vigueur depuis 1996, la règle du but en or laisse un mauvais souvenir à la Squadra : 2 ans plus tôt, la frappe sous la barre de David Trézéguet avait ruiné les espoirs italiens de remporter un premier Euro depuis 1968. Le sort semble s’acharner lorsque Totti reçoit un second carton jaune pour une simulation discutable ; d’autant qu’à la 109e minute, Tommasi est hâtivement signalé hors-jeu alors qu’il partait seul au but.
Mais le point d’orgue de ce match est la 117e minute : à la réception d’un centre venu de la gauche, Ahn Jung-hwan prolonge de la tête. La balle rebondit, Buffon est trop court. Enterrées les ambitions italiennes, la Corée est en quart de finale. Dans un stade en fusion, Ahn est porté aux nues. Oublié son pénalty manqué en début de match, c’est lui le héros qui qualifie la Corée pour le premier quart de finale de son histoire.
L’Italie entière fait son procès
Ce geste lui vaut de devenir une immense star sur le continent asiatique : « 2002 a été la période la plus heureuse de ma carrière de footballeur » déclare-t-il après coup. « C’était aussi quand j’étais le plus aimé. Je me souviens qu’il y avait tellement de fans qui attendaient que je ne pouvais pas sortir ». Médiatiquement, Ahn a de quoi avoir la tête qui tourne. Sportivement, on peut s’attendre à ce qu’il capitalise sur cette performance.
Le numéro 19 inscrit bien son tir au but lors de la séance qui élimine l’Espagne au tour suivant, mais dans le jeu, il reste muet. Il est surtout impuissant à empêcher l’élimination face à l’Allemagne en demi-finale et la défaite face à la Turquie lors du match pour la troisième place. Dans les faits, c’est surtout en club que sa situation change du tout au tout.
Il devient persona non grata en Italie, vilipendé par les médias qui déplorent son manque de performance sous les couleurs de l’AC Perugia. Pour les mauvaises raisons, les paroles de son président font d’ailleurs le tour du monde : « Je n’ai pas l’intention de payer le salaire de quelqu’un qui a ruiné le football italien » jure-t-il, avant de surenchérir. « Quand il est arrivé, c’était une brebis égarée qui n’avait même pas de quoi se payer un sandwich, il est devenu riche sans fournir de prestations exceptionnelles ».
Son coup de génie, il ne l’a effectivement pas réalisé à Pérouse. Au contraire, Ahn n’a pas répondu aux attentes de ses dirigeants à l’échelle nationale. Pourtant, ils font rapidement machine arrière et présentent leurs excuses au joueur qui réplique en affirmant qu’il ne retournerait jamais jouer là-bas. D’autant que sa femme, revenue sur place, découvre que quelqu’un a brisé leur voiture. « Le journal local a même dit que la mafia menaçait de me tuer », témoigne le joueur puis de conclure : « c’était presque comme [s’il avait] terminé toute [sa] carrière de footballeur avec ce seul but ».
Le lendemain du match, la radio publique RAI Uno ouvre son antenne toute la journée aux auditeurs qui, tour à tour, se succèdent pour parler de « match truqué » et « d’escroquerie » tout en faisant d’Ahn le bouc émissaire de la défaite italienne. Il faut dire que le revers asiatique de l’équipe provoque une chute de 35% des droits TV et des contrats publicitaires, soit 20 millions d’euros envolés pour le Calcio.
Un rapide essoufflement après la Coupe du monde
Après la compétition, l’Italie se reconstruit tandis qu’Ahn a plus de mal. Il a bien l’opportunité de rejoindre la Premier League après avoir signé un accord avec les Blackburn Rovers. Mais les dirigeants de Pérouse s’opposent à ce mouvement, réclamant des obligations contractuelles, et exigeant 3,8 millions d’euros de compensation à qui voudrait le signer. Seul le Shimizu S-Pulse, club japonais de Shizuoka, concrétise l’intérêt qu’il porte au joueur.
Loin du Vieux Continent, le « Beckham coréen » ne rumine pas ce destin qui l’a éloigné des sommets de Premier League et s’épanouit sur et en dehors du terrain. Il attire les sponsors généreux, attise les fantasmes et empile les buts. À l’approche de la Coupe du monde 2006, il tente un retour en Europe au FC Metz : la signature fait l’effet d’une bombe en Asie mais la greffe ne prend pas. Les Grenats pensent réaliser un gros coup, or, le contraste entre la vie du joueur en Asie et son quotidien à Metz est trop grand. « Il était un peu étonné qu’on ne lave pas sa voiture pendant qu’on était à l’entrainement », témoigne Carlos Molinari, alors président du club.
Ahn marque lors de la première journée de Ligue 1 face au PSG puis plus rien, ou presque. Un seul nouveau but avant le mercato d’hiver lors duquel il fait ses valises pour rejoindre le MSV Duisbourg, dans la perspective de préparer le Mondial allemand. La conclusion de cette saison 2005-2006 n’est autre qu’une double relégation puisque ses deux clubs finissent lanternes rouges de leur championnat. Surtout, ses entraineurs pointent du doigt le manque d’investissement de la vedette. De quoi renforcer son image de playboy davantage adapté au star-system qu’au très haut niveau.
La Coupe du monde 2006 représente une dernière occasion pour donner un nouvel élan à sa carrière. Après tout, à seulement 30 ans, une grande compétition pourrait le propulser à nouveau sur le devant de la scène. Et la rencontre face au Togo en poule confirme la relation particulière que le joueur entretient avec la Coupe du monde : entré en cours de jeu, son but offre la victoire aux Coréens. De quoi nourrir de nouvelles ambitions ?
Pas cette fois. La surprise du précédent mondial finit troisième de la poule C, et cette réalisation face aux Éperviers reste le dernier coup d’éclat sportif de sa carrière. En janvier 2007, il fait son retour en Corée sans grand succès avant d’effectuer ses deux dernières saisons professionnelles au Dalian Shide, club chinois où il inscrit 18 buts. Au crépuscule de sa carrière, il reste le meilleur buteur asiatique en Coupe du monde, à égalité avec Heung-min Son et Sami al-Jaber.
En définitive, l’éternel sauveur de Daejeon n’aurait pas eu la carrière que sa performance au Mondial 2002 le laissait présager. D’aucuns parleront d’un feu de paille, d’autres verront en lui les balbutiements d’un football coréen qui devait se trouver un héros pour grandir. Un héros que le pays n’oublie pas d’honorer : Ahn Jung-hwan a été le dernier sportif masculin à porter la flamme olympique lors des JO d’Hiver de Peyongchang, en 2018. Une année de Coupe du monde. De là à croire qu’Ahn ne se réveille que tous les 4 ans, il n’y a qu’un pas.
Sources :
DHERS, Gilles, « L’Italie pas fair-play avec le play-boy Ahn« , Libération
FIFA, « 2002 : une odyssée asiatique »
HOFMAN, Émilien, « Ahn Jung-hwan: « Je ne suis pas revenu en Italie, c’était trop violent« », So foot
LARCHER, Chritophe, « Ahn, on ne l’a pas vu venir », L’Équipe
MIQUEL, Paul et PREBOIS, Guillaume, « Ahn Jung-hwan: idole en son pays, banni en Italie« , Le Monde
Crédits photos : Icon Sport