Devinette : qui est ce joueur ? Petit, rapide, technique et buteur, il est le meilleur joueur égyptien de sa génération. Sa réussite en Angleterre a fait sa gloire. Réponse ? On pense tous à Mohamed Salah, mais c’est un piège. Notre personnage mystère est Hussein Hegazi, le premier pharaon du beautiful game.
Hussein Hegazi nait en 1891, dans un village du delta du Nil, à une cinquantaine de kilomètres du Caire. A cette époque, le football n’existe pas en Egypte, comme dans la plupart des pays du monde. Il n’y a qu’en Grande-Bretagne que ce sport est installé. C’est donc par le biais des Britanniques que notre héros va découvrir le ballon rond.
En pleine période victorienne, l’Empire déploie ses tentacules commerciales et militaires de par le monde. Carrefour stratégique depuis la création du canal de Suez en 1869, l’Egypte tombe sous le joug anglais en 1882. Lord Cromer, nommé consul du Caire, affectionne les officiers sportifs, dotés d’un physique robuste et d’un esprit d’équipe, prérequis qu’il juge essentiels pour maintenir l’ordre. C’est donc une British Army pourvue de quelques dizaines de footballeurs qui s’installe en Egypte. Ils amènent leurs ballons et, entre deux patrouilles, organisent des matchs entre eux ou contre des employés de l’administration coloniale.
Le modèle anglais
Le petit Hussein voit l’occupant jouer au foot et il tombe sous le charme. Par mimétisme, il passe son temps à conduire et à frapper une boule fabriquée avec les moyens du bord. Attentif, son père Mohamed, riche propriétaire terrien et papa poule, rachète un ballon de cuir à un soldat et l’offre à Hussein. Heureux, l’enfant gâté martyrise son précieux cadeau à longueur de journées. La légende raconte qu’il s’entrainait à viser des jarres en terre cuite et qu’il en cassa beaucoup. Cela couta cher à son père, obligé d’indemniser les propriétaires mécontents des cruches brisées.
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Mais, le foot n’est pas un concours de jongles ou de grigris, ce n’est pas un sport individuel. Pour être footballeur, il faut s’intégrer dans une équipe, se confronter à l’adversité et à la compétition. Heureusement pour Hussein, le rêve devient réalité au début des années 1900 grâce à l’impérialisme colonial. Effectivement, le magnanime Lord Cromer entreprend d’éduquer les élites égyptiennes. Il « offre » aux jeunes aristocrates locaux l’accès à l’éducation anglaise, qui combine instruction et activités physiques. Bien né, Hegazi intègre la sélecte El Saidia school du Caire.
Il n’est pas mauvais en classe, mais c’est en sport qu’il excelle. Véloce, il se distingue sur les pistes en remportant le championnat scolaire du ¼ mile (≃ 400m) et du ½ mile (≃ 800m). Au football, il est tout simplement hors norme. Technique, vitesse, science du jeu, efficacité, le jeune cairote sorti de nulle part coche toutes les cases. Adolescent, il reste dominant même face aux militaires britanniques que son équipe de collège affronte. En 1910, à dix-huit ans, il débute en club au Nadi Al Ahly. Il s’agit de l’ancêtre du Al Ahly SC, actuel plus grand club du continent africain. Auteur de cinquante-sept buts pour sa première année, Hegazi règne déjà sur le football égyptien.
Hegazi charme Londres
Il n’en reste pas moins que le destin d’Hussein n’est pas d’être footballeur, en tout cas, c’est ce que pense son père. Décidé à lui faire intégrer l’élite du pays, il l’envoie en Angleterre en 1911, pour y suivre les études d’ingénierie de la prestigieuse University College of London. Hussein s’installe en centre-ville, dans le cossu quartier de Bloomsbury, qui abrita les grands intellectuels que sont Dickens, Darwin et Keynes. Moins studieux que ces derniers, Hegazi se débrouille pour rapidement trouver une équipe de foot. Ses pérégrinations le mènent dans le sud de Londres, à East Dulwich. Le club local, le Dulwich Hamlet FC, occupe l’élite du foot amateur anglais, ce qui lui permettra des années plus tard de remporter à quatre reprises la FA Cup des non-professionnels.
En septembre 1911, Hegazi revêt pour la première fois le maillot rose et bleu du Dulwich Hamlet FC. Immédiatement, la magie opère : Hussein score et fait forte impression. Au poste d’avant-centre, son gabarit chétif tranche avec les costauds que l’on voit habituellement en pointe. Il joue un football d’évitement, de dézonages incessants, grâce à une mobilité qui subjugue les fans et surprend les journalistes. Extrait d’un article paru dans le South London Press : « Hegazi est sans cesse hors de sa position, adepte des courses en tire-bouchon. Malgré cette lacune, l’Egyptien a donné une splendide démonstration. Il est la chose la plus excitante jamais vue à East Dulwich. Il devrait se faire un nom ».
Et même un surnom, puisqu’il est rapidement appelé Nebucadnestar, comme le roi qui régna sur Babylone au VIème siècle avant J-C. De match en match, Hegazi déploie sa riche panoplie de footballeur total. La presse se délecte de son QI football : « Il crée des ouvertures pour ses ailiers, les alimente et les maintient en mouvement. Son intellect footballistique lui donne une longueur d’avance » (extrait du South London Press). Les journaux étant faits pour être lus, les articles élogieux aiguisent la curiosité des clubs professionnels. Parmi les prétendants qui rôdent autour de la perle orientale, c’est Phil Kelso, le manager de Fulham FC, qui met le grappin dessus.
Passage éclair à Fulham
Le 11 novembre 1911, deux mois après ses débuts au Hamlet, Hegazi enfile le maillot des cottagers. Il a la chance et l’honneur de jouer à Craven Cottage, dans ce stade prestigieux, véritable carte postale du foot british. Avec ses terraces, ses crush barriers et sa tribune en briques rouges, il est l’œuvre-signature du plus grand architecte de stade de l’histoire, Archibald Leitch. Dans cet écrin, Hussein en prend plein les yeux mais ne se laisse pas impressionner pour autant. Malgré la pluie qui alourdit le terrain et rend les appuis instables, il fait un excellent match, marque un but et contribue à la victoire 3-1 de Fulham sur Stockport County. Le match tout juste terminé, Kelso félicite sa nouvelle recrue et la confirme dans l’effectif pour la rencontre suivante contre Leeds. Le foot professionnel s’offre à Hegazi… pour quelques heures seulement.
En effet, de retour chez lui le cœur léger et des rêves plein la tête, Hussein est accueilli par un intimidant duo. Sur le palier de son appartement de Gower street se trouvent Lorraine « Pa » Wilson, le président-fondateur de Dulwich Hamlet FC, et son bras droit. Wilson s’oppose ardemment au départ de son poulain. Il argumente et réclame reconnaissance et loyauté au jeune égyptien. Sa dialectique fait mouche et retourne Hegazi. Hussein revient sur sa décision et décline l’offre de Kelso. Il s’explique : « J’étais en difficulté. Certes j’avais très envie de jouer en League mais je ne voulais pas quitter Dulwich qui a été très bon avec moi. J’ai donc décidé de jouer pour Hamlet. Je suis désolé si Fulham est déçu ». Kelso tente un recours auprès de la Fédération mais sans succès. Hegazi est bel et bien un joueur de Dulwich.
La pépite coincée à Dulwich
Au niveau amateur, Hegazi régale, à son aise. Il enchante le public de Champion Hill, le tout nouveau stade du Hamlet inauguré en 1912. Il y a parfois 20 000 spectateurs pour assister à ses prouesses. Souvent avant-centre, parfois ailier, l’Egyptien déploie, mois après mois, son style exotique et chatoyant. En plus des matchs avec le Hamlet, il joue pour son université. Au printemps 1912, en tournée européenne, les étudiants londoniens s’inclinent contre le Slavia Prague (1-6 avec un but d’Hegazi) mais l’emportent 3-0 (hat-trick d’Hegazi) contre l’Olympique Lillois, champion de France en titre. Ces buts prouvent qu’Hussein répond présent quand le niveau s’élève, preuve d’un talent suffisant pour viser plus haut.
Fin 1912, Hegazi a une nouvelle opportunité de passer professionnel pour Millwall. Il joue deux matchs pour the lions. Mais le rêve s’éteint très vite car Millwall est sanctionné par la fédération pour avoir aligné plusieurs joueurs non licenciés. Hegazi fait partie du lot, ce qui l’oblige à plier bagage. De retour à Dulwich, il se résigne à être une vedette au niveau amateur. Il reprend sa routine de joueur-attraction du Hamlet. Régulièrement, il défraie la chronique comme lorsqu’il inscrit un doublé contre l’Ajax Amsterdam lors d’une tournée où son équipe terrasse les Bataves (4-1).
En plus du football, Hussein essaie tant bien que mal de réussir ses études. Car son paternel espère toujours qu’un Hegazi atteindra les hautes sphères de la société. Pour cela, il fait entrer son rejeton à Cambridge. Mais, peu motivé par les cours, Hussein n’y décroche aucun diplôme. Il n’y a que sur les pelouses qu’il laisse une belle trace, puisqu’il est l’acteur majeur de la victoire de Cambridge contre le rival Oxford en janvier 1914. Après ce succès de prestige, las de l’université, Hegazi prend la poudre d’escampette et revient à Dulwich. Lorsque l’été 1914 arrive, la saison du Hamlet achevée, il décide de rentrer au Caire. Il revient chez lui sans diplôme mais les trois années passées à Londres n’ont pas été inutiles. Elles ont fait de lui un homme qui sait désormais ce qu’il veut faire de sa vie : jouer au football.
Au service de la cause nationale
Jouer au football, oui, mais dans quelles conditions ? De retour dans la ville aux mille minarets, Hegazi trouve une Egypte crispée, qui a changé pendant son exil anglais. Le tuteur britannique a de plus en plus de mal à « tenir » le peuple dont le désir d’émancipation croît. L’entrée en guerre aux côtés de la France accentue encore la tension, à cause de la proximité géographique de l’ennemi ottoman, engagé avec les forces de l’Axe. Pour sécuriser la zone, les Britanniques transforment l’Egypte en protectorat. Cela revient à annihiler toute forme d’autonomie aux autochtones et cela permet l’afflux massif de troupes. Ces forces armées sont autant destinées à combattre l’ennemi sur le détroit des Dardanelles qu’à maintenir l’ordre sur place.
Hegazi, dans ce contexte, va s’adapter, faisant preuve d’un opportunisme certain. Il commence par monter lui-même une équipe, qu’il nomme pompeusement « Hegazi For Arts ». II joue des matchs-exhibitions contre les militaires anglais présents au Caire. La formule fonctionne bien et lui permet de gagner sa vie, grâce aux cachets des bidasses. Spectateur de ces rencontres factices, le public cairote redécouvre son jeune prodige, plus fort encore que trois ans auparavant. Son indéniable talent ne compense pas la connivence qu’il affiche avec les autorités coloniales, ce qui le rend impopulaire. Hussein Hegazi en prend conscience et change de fusil d’épaule en 1915.
Cette année-là, il redevient un Egyptien du peuple, en jouant pour Al Sekka Al Hadid, plus ancien club du Caire. Sa notoriété prend une dimension encore supérieure en 1917 quand il rejoint Al Ahly SC. Anticolonialiste et populaire, le « National » suscite une passion extrême, surtout lorsqu’il affronte les Britanniques. Dans ces confrontations électriques, les exploits d’Hegazi mettent à mal la suprématie coloniale. Ainsi, sans le vouloir, il prend une dimension politique en contribuant, but à après but, à la lutte pour l’indépendance. Une lutte qui porte ses fruits puisque la Grande Bretagne entame les négociations avec les indépendantistes en 1919.
Héros omnipotent du foot égyptien
Progressivement, l’autonomie égyptienne se concrétise dans beaucoup de domaines, dont le football. Cela débouche sur la création de l’équipe nationale en 1920. Hegazi est naturellement désigné entraineur-joueur, un poste qu’il gardera jusqu’en 1928. Il débute sur la scène internationale aux Jeux Olympiques d’Anvers. Les Pharaons ne jouent qu’un seul match et le perdent (défaite 2-4 contre l’Italie). Aux JO de Paris de 1924, Hussein marque un but contre la Hongrie en huitièmes de finale avant de perdre en quarts contre la Suède. Aux Jeux d’Amsterdam de 1928, il termine en beauté en réalisant l’exploit de mener l’Egypte en demi-finale.
Le football égyptien se structure : la Fédération voit le jour en 1921, à l’initiative de sept membres fondateurs dont… Hussein Hegazi himself. Dès 1922, la première Coupe d’Egypte de l’histoire est remportée par le Zamalek du Caire, dont le joueur-leader est… Hussein Hegazi bien sûr ! Toujours opportuniste, il avait quitté Al Ahly pour rejoindre la meilleure équipe du moment. Cette trahison est la première étincelle qui allume l’énorme rivalité qui oppose Zamalek à Al Ahly. Les bouillants derbys jalonnent sa fin de carrière, qu’il étire jusqu’à l’âge de quarante ans. Il joue ces matchs tantôt pour les Chevaliers Blancs (Zamalek, de 1920 à 1924, puis de 1928 à 1931) tantôt pour les Diables Rouges (Al Ahly, de 1924 à 1928). Il navigue entre les deux clubs au gré de ses sautes d’humeur, témoins d’un tempérament rendu capricieux par les années de célébrité.
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Quoiqu’il en soit, il s’est forgé un beau palmarès avec cinq coupes d’Egypte dans la besace. Il tire sa révérence en 1931 après avoir porté et ambiancé le football égyptien pendant vingt ans, si on excepte l’intermède londonien. Après l’exaltation de ses années de joueur, il vit une retraite tranquille au sein de la Fédération égyptienne, dans un poste de conseiller exempt de pression. Il décède en 1961 à l’âge de soixante-dix ans. Une rue du centre-ville du Caire porte toujours son nom aujourd’hui.
Hussein Hegazi incarne l’émergence du football égyptien en parallèle de l’émancipation du pays. Il a acquis ce statut grâce à son jeu spectaculaire et dominant, qu’il réussit à exprimer même en Angleterre. Son rôle de pionnier en fait un héros égyptien et, plus largement, africain.
Sources :
- John McInroy, Hussein Hegazi « Wrapt simply in mistery », thehamlethistorianblogspot.com, 2011
- The father of egyptian football, esquireme.com
- Nick Harris, Famous before Tutankhamun – The first egyptian imports in english football, sportingintelligence.com, 2 mars 2010
- Anna Pukas, The egyptian football players who paved the way to Mo Salah, arabnews.com, 17 juin 2018
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