Glasgow, 1949, Ecosse-France à Hampden Park. Auteur d’un match héroïque, le portier français René Vignal impressionne dans un style aérien et spectaculaire. La presse britannique tombe sous le charme et lui trouve un surnom qui lui va comme un gant : The Flying Frenchman. Reconnu, Vignal est au sommet d’une gloire qui le rend heureux, mais qui lui brulera les ailes.
Ce match en Ecosse est le deuxième de Vignal sous le maillot bleu. Il remplace au pied levé le titulaire habituel Julien Darui, qui est suspendu pour l’occasion. La France s’incline 2-0. C’est une défaite moins large que prévue, à une époque où perdre en terre britannique était la norme. Comme ses confrères d’Outre-Manche, Gabriel Hanot, journaliste à L’Equipe, vante la performance du gardien tricolore, auteur de multiples parades et d’un arrêt tonitruant sur penalty : « Il a été le meilleur joueur français, le principal rempart aux assauts multiples des attaquants écossais qu’il a fini par écœurer ». De fil en aiguille, la presse en fait son chouchou pour garder durablement les cages bleues, avec la Coupe du Monde brésilienne en ligne de mire un an plus tard.
Deux semaines après ses exploits au pays du kilt et du whisky, Vignal prolonge sa phase euphorique en remportant la finale de la Coupe de France avec le Racing Club de Paris. Le public de Colombes le porte en triomphe, sous les yeux de Vincent Auriol, le président de la République. Cerise sur le gâteau, il est aussi désigné meilleur joueur français de la saison 1948-1949. Tout baigne pour le jeune homme de vingt-trois ans, qui devient une vedette. Publicités, interviews, soirées mondaines, Vignal croque dans cette vie de paillettes. Habitué des cabarets de Montmartre et Pigalle, il côtoie Edith Piaf, Marcel Cerdan, Yves Montand, Juliette Greco, Michèle Morgan, Line Renaud et d’autres encore. Il est sous les feux de la rampe et il adore ça. Vignal vit sa notoriété comme un accomplissement, lui qui, enfant, rêvait déjà d’être célèbre et adulé.
Un petit fada
René Vignal nait à Béziers en 1926. Il est le fils de Pierre, chef de gare, et de Madeleine, couturière. Des gens modestes, respectables et discrets voués à une existence banale mais honorable. Ils ont pour objectif de se consacrer à leur famille et de profiter de la beauté de leur torride Hérault natal. Mais, les caprices du destin forcent les Vignal à une existence plus épique que prévue. D’abord, la guerre en fait des héros de l’ombre quand ils cachent courageusement chez eux l’adolescente juive Berthe Braunstein. Mais surtout, il s’avère que leur fils René manifeste un tempérament baroque qui va leur en faire voir des vertes et des pas mûres.
Tout petit, René amuse, puis intrigue et finalement inquiète, tant il est tumultueux, excité, turbulent. Son exaltation flirte avec l’inconscience voire la folie. Par exemple, il joue à sauter de plus de cinq mètres de haut en se réceptionnant comme il peut sur le sol ferme. Il s’amuse aussi de parties de corrida avec les voitures, à la manière du torero ivre incarné par Jean-Paul Belmondo dans Un singe en hiver. Des facéties qui font dire à son grand-père : « Il lui manque une case, ce petit est fada. Je ne crois pas qu’il fasse de vieux os ».
L’âge aidant, René passe des âneries enfantines aux conneries adolescentes. Rétif à l’autorité scolaire, il est renvoyé après que son encrier a malencontreusement percuté le visage de son professeur. Au décours d’une beuverie de fin de vendanges, il défraie la chronique biterroise en libérant les singes du jardin public et en brisant le fier buste de Victor Hugo. Les gendarmes le sanctionnent d’une paire de baffes et somment ses parents de payer les réparations. Inquiet mais pas résigné, son paternel s’efforce de le rapprocher du droit chemin. Persuasif, il le fait réintégrer l’école jusqu’à ce qu’il obtienne son certificat d’études. Et pour canaliser sa fougue, il prend une décision qui va tout changer : il décide de « mettre son fils au sport ».
Avant-centre ? Non, gardien !
Après la boxe et le vélo, René goute au football et c’est le coup de foudre. Il s’épanouit sur le pré et y consacre sa débordante énergie. Jouer en équipe lui plaît, mais il refuse de se fondre dans la masse : il veut être important. Le voilà donc avant-centre, avide de buts. A seize ans, déjà fort physiquement, il s’impose avec culot chez les seniors biterrois. Un jour de 1943, on le désigne pour remplacer le portier titulaire, qui a eu la bonne idée de voler du bois et de se faire pincer. Pourquoi choisir Vignal ? Un dirigeant explique : « Pour être gardien, il faut être audacieux et fada. Vignal fera très bien l’affaire ». Il a vu juste car René réalise un match époustouflant contre Beaucaire. Désormais, il n’est plus question de le remettre dans le champ : gardien il est, gardien il restera.
Vignal se découvre des aptitudes insoupçonnées pour ce nouveau rôle et se met à rêver plus grand. Jouer dans les buts lui donne l’opportunité d’être un individu dans le collectif, de ne pas être un footballeur comme les autres. Le poste de gardien inspire à la fois mystère et prestige. Les fameux Pierre Chayriguès et Laurent Di Lorto, stars du foot français de l’entre-deux guerres, font figure d’exemples aux yeux de Vignal. Motivé par ces perspectives, il s’entraîne sérieusement et multiplie les prestations de haut-vol sur les terrains amateurs du sud-ouest. A l’affût, le Toulouse FC repère la pépite et le recrute en août 1944. Vignal vient d’avoir dix-huit ans et il est déjà gardien de but professionnel moins d’un an après ses débuts contre Beaucaire. La vie est belle pour l’ex-gredin de Béziers.
Ô Toulouse
La ville rose accueille ce jeune homme pétulant qui dépense ses émoluments dans les bistrots, les baloches et les boites à musique d’un centre-ville enfin joyeux après les années de guerre. Côté foot, Vignal s’investit et peaufine son style atypique. Plutôt grand pour l’époque (1,78m), il s’enorgueillit d’une belle détente verticale puisqu’il a passé une barre montée à 1,85m en saut en hauteur. Il est aussi rapide, ce qui lui permet de développer un jeu fait de sorties, de plongeons, de parades acrobatiques. Il plagie Ricardo Zamora, l’illustre portier espagnol, en lui empruntant sa manchette-signature, qui consiste à dégager le ballon du coude avant d’être chargé par l’adversaire. Téméraire, Vignal se fait aussi spécialiste des sorties dans les pieds adverses, qu’il multiplie, parfois loin de ses buts, mais toujours avec agressivité et conviction.
On l’aura compris, Vignal est un gardien engagé, spectaculaire, qui a pour credo la prise de risque et le panache. Précurseur, il va même jusqu’à se considérer comme le premier attaquant de son équipe, en s’intégrant dans la ligne arrière et s’impliquant dans la relance. En cela, il s’inspire de Julien Darui, meilleur gardien français de l’époque, auquel il voue une grande admiration: « Il est notre maître à tous. Panache, maîtrise de soi et de ses nerfs, propension au commandement, à l’autorité. Il participe franchement au jeu, c’est lui qui a inventé le rôle du onzième homme dans l’élaboration des attaques. En cela, il est le grand novateur de notre métier, un précurseur. Voilà l’homme que je voudrais être et pas un autre. Darui c’est mon idole ».
Vignal passe trois ans à Toulouse, le temps de faire monter le Téfécé en Division Nationale et d’atteindre les demi-finales de la Coupe de France. Il est la coqueluche du stade Jacques Chapou qui apprécie ce showman à l’esprit compétiteur. Capable de gagner un match à lui tout seul, René est de ceux qui mettent la tête là où d’autres n’osent pas mettre le pied. Des qualités qui font oublier quelques boulettes et de nombreuses absences pour blessures. Car l’engagement physique a pour revers les chocs et leurs conséquences : des fractures (clavicule, péroné, rocher), des entorses (cheville, genou) et même un décollement de rétine. Malheureusement, ce n’est qu’un début pour René, qui fréquentera toute sa carrière les consultations d’orthopédie et les blocs opératoires.
A star is born
1947. Trop fort pour Toulouse, Vignal rejoint le Racing Club de Paris, qui a déboursé 1,5 millions de Francs pour l’avoir. La somme fait jaser, en ces temps difficiles de reconstruction. Mais Vignal met vite fin à la polémique. Par ses performances et par son sens du spectacle, il est une bonne pioche pour le RC Paris, club bling-bling qui aime en mettre plein les yeux. Pour chauffer son public, René effectue des cabrioles sur sa ligne avant le début des matchs. Une fois le coup de sifflet donné, il n’hésite jamais à s’envoler, même si la frappe n’est pas cadrée. Journalistes et spectateurs le surnomment le chat, l’oiseau, le cabri. Il devient populaire, médiatique. Il l’est encore plus après un match amical contre Arsenal où il met KO Ronnie Rooke, le buteur des gunners. Drôle d’époque, où la France se réjouissait de voir un des siens donner un bourre-pif à un rosbeef …
Comme à Toulouse, ce sont les blessures qui freinent son ascension. Fractures du scaphoïde, du radius, de l’olécrane s’ajoutent à son pedigree médical en 1947 et 1948. Il brise l’ennui des périodes de convalescence en « remplaçant l’arnica par le champagne ». Une fois remis, il repart au combat et conserve son style kamikaze. Pour réduire les risques, il enfile un gilet protecteur sous son maillot et glisse sous sa casquette une plaque recouverte de mousse. Est-ce grâce à cela qu’il traverse l’année 1949 sans nouvelle lésion ? Nul ne le sait, mais cela lui permet de revêtir le maillot bleu, de devenir The Flying Frenchman, d’être nommé joueur français de l’année et de remporter la Coupe de France. Tout est allé vite pour Vignal qui, à vingt-trois ans, a atteint tous ses objectifs, sauf un : jouer la Coupe du Monde.
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Une carrière en dents de scie
Monté très haut, Vignal va redescendre de son nuage dès l’automne 1949. Attendu, observé, il découvre la pression et se montre fébrile. Moralement, il vit mal la mort de son ami Marcel Cerdan. René a le spleen et perd sa place en équipe nationale. C’est à la radio qu’il vit l’échec des Bleus en éliminatoires de Coupe du Monde. Son rêve s’envole, même s’il est encore jeune. Avec le Racing, il réalise une saison moyenne qui s’achève par une erreur qui coûte un but en finale de Coupe de France. Le Stade de Reims d’Albert Batteux l’emporte 2-0 et Vignal subit le feu des critiques. On fustige son inconstance (« les sautes d’humeur de Vignal ») et son mental « qui s’effrite quand rien ne va plus ».
Les années qui suivent se ressemblent, elles sont mitigées, entre réussite et déception. Sur les montagnes russes de la performance, Vignal alterne cycles de disette et périodes fastes. D’un côté, le déclassement du Racing, une fracture de l’omoplate, une motivation inconstante et un jeu qui manque de sécurité. De l’autre, des qualités physiques incroyables, des arrêts spectaculaires, une popularité énorme. Volontaire, Vignal effectue un travail technique pour améliorer sa main faible, la gauche, avec des séances de medecine ball et de pelote basque. Ces efforts paient et sont reconnus puisqu’il est classé deuxième meilleur joueur français en 1952, derrière le buteur Barratte, mais devant les excellents Jonquet, Marche, Colonna, Cisowski. Les portes de l’équipe nationale se rouvrent et Vignal s’y engouffre. Il rentre en héros d’un déplacement à Higbury où les Bleus tiennent en échec les Three Lions (2-2).
La consécration, puis le drame
La Coupe du Monde 1954 approche et Vignal espère en être. En concurrence avec François Remetter, il participe aux qualifications et cette fois, les Bleus ne se ratent pas : ils iront en Suisse se confronter au gratin mondial. René affiche un bon niveau mais sa fragilité inquiète. Il a terminé l’année 1953 par deux sorties sur KO contre le Luxembourg et la Suisse. Gabriel Hanot dans l’Equipe : « Vignal paie trop de sa personne, il intervient sans souci de sa sécurité ». Finalement, ces réticences ne l’empêchent pas d’être choisi pour disputer le tournoi mondial. C’est la consécration pour Vignal qui touche enfin au but qu’il s’était fixé.
Le premier adversaire des Bleus sera la Yougoslavie et le match est programmé le 16 juin à Lausanne. Vignal vise la place de titulaire et, pour cela, il met les bouchées doubles pour bien finir sa saison en club. Cette motivation va lui couter cher. Le 6 juin, une semaine avant le départ pour la Suisse, il sort énergiquement dans les pieds de Casimir Hnatow, l’attaquant du Stade Français. Le choc est violent et s’avère fatal pour le poignet de René : triple fracture du radius. Adieu la Suisse. Adieu la Coupe du Monde.
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Errance d’après-carrière
La suite de la vie de René Vignal est une longue descente aux enfers. Sa blessure évolue mal, son poignet reste fragile et douloureux. Il doit se rendre à l’évidence : il ne peut plus jouer, alors qu’il n’a que vingt-huit ans. Il veut rebondir comme entraineur mais la FFF refoule sa candidature car il n’a pas l’âge requis (trente-cinq ans). Dépité, il se reconvertit sans envie comme vigneron près de Toulouse. Mais, cette vie de labeur n’est pas pour lui, au grand dam de son épouse Jeannine. Il retourne à Paris et retrouve le monde de la nuit qui l’aide à se sentir vivant : « Je replongeais dans une gloire équivoque, dans les bars. Toujours cet appétit inextinguible de faire croire que j’étais imbattable, increvable ». C’en est trop pour Jeannine qui n’en peut plus de cette vie dissolue. Elle le quitte et rejoint la ville rose avec leur fille.
Seul à Paname, Vignal brule la chandelle par les deux bouts, entre alcool, fêtes et rencontres pittoresques. Il se lie d’amitié avec Antoine Guerini, un gangster corse qui trempe dans la prostitution, la contrebande, le trafic d’héroïne et le monde du jeu. Vignal ne franchit pas le Rubicon et reste honnête mais il est intrigué par cet homme et par l’existence qu’il mène. Rattrapé par la vraie vie, Vignal repart à Toulouse pour se rapprocher de sa fille. Ça ne l’empêche pas de poursuivre sa vie de patachon, d’un bar à l’autre, à faire couler le champagne « comme s’il en pleuvait ».
En 1958, il réussit à se ranger, grâce à Josette, sa nouvelle compagne. Il démarre une nouvelle vie à Béziers, sa ville natale. Il rachète un bar et l’appelle « Le Penalty ». Son affaire marche bien. Son poignet enfin consolidé, il reprend le foot en Deuxième Division avec son club d’enfance. Ce retour sur les pelouses le rend heureux et presque serein. Malheureusement, tout s’arrête un an plus tard. En conflit avec son coach, Vignal claque la porte du club, vend son bar et repart au rendez-vous de la délinquance.
Les margoulins qu’il fréquente lui font prendre un drôle de costume. Il intègre le SAC, Service d’Action Civique. Il s’agit de la police parallèle du président De Gaulle, dirigée par Charles Pasqua. Elle est chargée d’assurer la sécurité des gaullistes et de mener la vie dure aux opposants du Général. Dans les faits, c’est une équipe de barbouzes, qui colle des affiches, assure la sécurité des candidats du parti et moleste les gauchistes empêcheurs de tourner en rond. Vignal consacre quatre années de sa vie à cette tâche. Il finit, quand même, par se lasser et quitte le mouvement.
Le goal voleur
Après quelques mois d’oisiveté, un ami le fait embaucher chez Moët et Chandon. Il vend du champagne et il s’y prend bien. Mais, il s’ennuie vite et succombe à l’attirance du vice. En quête d’adrénaline et d’aventure, il bascule dans le banditisme. Il pense à son ami Guerini, le parrain corse au charisme magnétique et à Mesrine, l’ennemi public n°1, qui fascine autant qu’il effraie. Naïf, il envie l’aura des gangsters, relayée par le cinéma de Verneuil, Lautner et Melville.
La suite de l’histoire est classique. Comme tous les malfrats, il se prend les pieds dans le tapis. Une première fois, il passe par la case prison pour une sombre affaire de proxénétisme à laquelle il est mêlé. Trois ans plus tard, en 1970, il est pris en flagrant délit de cambriolage. Avec ses cinq acolytes, il est reconnu coupable de vingt-six autres braquages. Leur procès est largement médiatisé et débouche sur de lourdes peines. Comme disait Audiard : « Entre truands, les bénéfices ça se partage, la réclusion ça s’additionne ». Vignal écope de quinze ans de prison. Incarcéré à Muret, il tue le temps en animant la section foot de l’établissement pénitentiaire. En 1978, il bénéficie d’une réduction de peine pour conduite exemplaire et retrouve sa liberté.
Définitivement assagi, il vécut jusqu’en 2016 et se contenta d’une vie enfin tranquille et normale. Pour le plaisir, il intervint dans un club amateur pour coacher les gardiens. Parfois, il répondit aux sollicitations du monde du foot, pour une interview, un anniversaire, une inauguration. On le vit aussi conseiller Pascal Olmeta, gardien du Racing des années 1980 au style de jeu « vignalesque ». En 2004, le magazine France Football le classe 67ème joueur français de l’Histoire. En 2015, la ville de Béziers lui rend hommage en rebaptisant son stade « René Vignal ».
Avant d’être un médiocre truand mis au ban de la société, il a été un gardien génial, une attraction à lui tout seul. Oublions ses frasques et ses déboires, mais retenons son style et son panache. René Vignal, le magnifique.
Sources :
- Denis Baud, René Vignal le goal volant, Le pas d’oiseau
- Francis Huger, Hors jeu : gloire, chute et résurrection d’un grand champion, Robert Laffont
- Grégory Sokol, René Vignal goal voleur, com, 25 novembre 2016
- Site internet, René Vignal le plus grand gardien de tous les temps, rene-vignal.fr
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