Le 22 juin 1974 a lieu l’un des matchs les plus politisés de l’histoire. L’Allemagne de l’Ouest affronte l’Allemagne de l’Est dans un match crucial pour la qualification à la deuxième phase de la Coupe du Monde 1974. Cette rencontre entre deux États, deux blocs, deux idéologies, retrace l’histoire d’une Allemagne divisée dès le sortir de la guerre. Retour sur une confrontation et avant tout un contexte pour le moins particulier.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, un contexte particulier règne en Allemagne. D’un côté, la volonté des Quatre Puissances occupantes – les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’URSS – d’éliminer en profondeur le régime nazi. De l’autre, les nombreuses mésententes entre les Alliés et les Soviétiques ainsi que la guerre froide mènent à la fin de l’occupation en 1949 et à l’instauration de deux États allemands : la RFA, à l’Ouest, supervisée à sa création par les Américains, les Britanniques et les Français et la RDA, à l’Est, fondée par le Parti socialiste unifié d’Allemagne, allié de l’URSS. La République Fédérale, prône l’idéologie capitaliste, quand la République Démocratique, prône l’idéologie communiste de l’URSS.
Ce fort clivage politique, au milieu d’une guerre froide naissante entre ces deux idéologies, mène à un exode de plus de trois millions et demi d’Allemands de l’Est vers l’Ouest entre 1945 et 1961. La construction du Mur de Berlin, en 1961, afin de partager la capitale allemande – géographiquement située dans l’est du pays – aura pour but de réprimer ces tentatives de fuite. Ces répressions politiques couplées au régime autoritaire de la Stasi – service de police politique et de renseignement de la RDA fondé en 1950 – contribuent à une consolidation du régime autoritaire de la RDA. Les opposants au régime sont espionnés et emprisonnés.
La politique de formation des sportifs à l’Est
Dans cette Allemagne de l’Est à l’idéologie communiste, la compétition avec son voisin de l’ouest est prépondérante. Pour ce faire, le régime communiste compte sur le sport et sa scène médiatique pour affirmer sa supériorité. Pendant les Jeux Olympiques de 1956, 1960 et 1964 les deux Allemagnes concourent sous le même drapeau. C’est à partir de 1968, et son indépendance olympique, que la RDA mise beaucoup sur les Jeux pour dominer la RFA.
En effet, la Constitution de la RDA s’appuie sur le sport comme « élément essentiel de la culture socialiste servant à l’épanouissement de la population ». Dans ce sens, elle met en place un système de détection et de préparation de futurs athlètes dès le plus jeune âge. Ce système permet de repérer les « enfants aux capacités prometteuses » afin de les former à la compétition de haut niveau. Dès l’âge de dix ans, ces jeunes ont accès a de multiples centres d’entraînements : les archives de la Stasi indiquent que plus de trente-cinq mille cadres et entraîneurs rémunérés travaillent dans plus de deux mille centres de formations de ces futurs champions. Une distinction existe donc entre la pratique sportive de masse et de loisir à l’Ouest et la formation rigoureuse à la compétition à l’Est.
Dans cette optique, la politique de la RDA est de remporter le plus de médailles, le plus rapidement possible. La stratégie fonctionne d’emblée : cinquième du classement des médailles à Mexico 68 (vingt-cinq médailles, dont neuf en or), trois rangs devant son rival de l’Ouest (vingt-six médailles, dont cinq en or). Les Jeux de 1972 à Munich représentent, pour les deux bloc, un rendez-vous essentiel : l’affrontement sportif devient alors une question de suprématie locale. Et lors de ces Jeux-là, la RDA sort vainqueur : vingt médailles d’or, soixante-six au total, alors que la RFA doit se contenter de treize médailles d’or et de quarante médailles au total. C’est surtout au niveau du sport féminin que le bloc de l’Est a su faire la différence, le promouvant bien plus tôt et plus intensément que les Occidentaux.
Et le football dans tout ça ?
Durant ces mêmes Jeux Olympiques de Munich, la politique olympique de la RDA et du bloc de l’Est dans son ensemble atteint son apogée, plus particulièrement lors de la compétition de football. Les pays du bloc de l’Est jouissent d’un grand avantage. En effet, seuls les amateurs peuvent prendre part au tournoi de football, alors qu’à l’époque « il n’y avait pas de professionnels dans les équipes d’Europe de l’Est. C’est la raison pour laquelle ces pays étaient plus forts. Ils pouvaient sélectionner tous les joueurs à leur disposition » déclare Reinhard Häfner, footballeur est-allemand. Au contraire des pays occidentaux, les pays de l’Est pouvaient sélectionner les meilleurs joueurs à leur disposition car ceux-ci n’étaient pas considérés professionnels. Les pays soviétiques profitent donc de leur système institutionnel pour dominer la compétition.
Après avoir battu la RFA dans un match décisif pour la qualification à la petite finale (3-2 pour l’Allemagne de l’Est), la RDA conclut son tournoi en s’emparant du bronze. Le bloc de l’Est monopolise même les quatre premières places : victoire de la Pologne devant la Hongrie en finale, alors que la RDA et l’URSS se partagent le bronze suite à un match nul (2-2) dans la petite finale.
Au niveau national, deux championnats de football sont organisés dès la fin de l’occupation, lors de la saison 1949-1950, lorsque l’Est décide de se dissocier de l’Ouest en créant la DDR-Oberliga. Alors que le football est-allemand est sur la pente ascendante dans le courant des années 60, il atteint son apogée pendant les années 70. En effet, pendant que l’équipe nationale se qualifie pour sa première Coupe du monde en 1974, et remporte ses premières médailles olympiques – le bronze en 1972 et l’or en 1976 – les clubs est-allemands réussissent de bonnes campagnes sur la scène européenne : le FC Magdebourg sera le premier club d’Allemagne de l’Est, et le seul, à glaner un titre européen en remportant la Coupe des coupes en 1974 contre l’AC Milan (2-0). Le Carl Zeiss Iéna se qualifie pour les quarts de la C1 en 1971, le Dynamo Dresde réussit pareille performance en 1977 et en 1979.
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La demi-finale du Dynamo Berlin en 1972 en Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe sera cependant la seule d’un club berlinois dans une grande compétition européenne. Le club, bénéficiant du soutien de l’Etat et de la Stasi a tout pour réussir, mais les performances tardent à venir. Le club milite la majeure partie du temps en milieu de tableau en championnat. Face au succès des athlètes est-allemand sur la scène olympique, le président du Dynamo, Erich Mielke, aussi ministre de la sécurité est-allemand, ne se contente pas de ces résultats et sent l’obligation de gagner pour confirmer les performances du bloc de l’Est sur la scène olympique.
Mielke décide alors d’utiliser des méthodes bien plus fermes pour que son club puisse dominer le football est-allemand : corruption du corps arbitral, avantages sportifs, recours au dopage de masse. Cette période sera marquée par une écrasante domination du Dynamo Berlin, qui remportera le championnat durant dix années consécutives, entre 1979 et 1988.
Ancien joueur du Dynamo entre 1979 et 1983, Falko Götz reconnaîtra avoir « ingurgité des substances dopantes à son insu ». Pour illustrer la corruption imaginée par le Dynamo, lors d’une rencontre entre le Dynamo Berlin et le Lokomotive Leipzig, tous deux se disputant le titre en championnat, l’arbitre de la rencontre Bernd Strumpf, également agent de la Stasi, expulse un joueur du Lokomotive à dix minutes du terme de la rencontre, avant de siffler un pénalty imaginaire, le « pénalty de la honte », qui permet au Dynamo d’égaliser à la 95e minute. Cet incident poussera le régime communiste à réformer les règles du corps arbitral en réponse aux vagues de contestation et à remplacer les arbitres corrompus.
Les liens étroits entre la Stasi et le club ne favoriseront pas l’engouement autour de celui-ci. Les fans de football d’alors savaient que le Dynamo était la vitrine sportive de la sécurité d’état. Cette police secrète soutenait le club et 96% de ses membres appartenaient à la Stasi. Cette proximité a aussi favorisé les soupçon autour de l’influence de la Stasi sur les arbitres. La rivalité du Dynamo avec l’Union Berlin, les deux principaux club de l’est de la capitale, a participé à l’incitation de cette haine envers « le club de la Stasi ». D’autant plus que l’Union était connu pour avoir un large réseau de supporters, desquels la sécurité d’Etat surveillait et se méfiait dans les années 80, dans l’optique d’empêcher des débordements voire une révolution.
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Pendant ce temps, à l’Ouest, la RFA s’impose indéniablement comme une grande nation du football. Entre 1974 et 1983, un club ouest-allemand sera systématiquement présent dans le dernier carré de la C1. Le Bayern Munich remporte même la compétition en 1974, 1975 et 1976, et Hambourg en 1983. A cela s’ajoutent les succès de Francfort (1980) et de Leverkusen (1988) en Coupe UEFA. De son côté, l’équipe nationale enchaîne les bonnes prestations en Coupe du monde depuis la scission des deux blocs : championne du monde en 1954 et 1974, finaliste en 1966 et demi-finaliste en 1958 et 1970.
22 juin 1974 – un match pas comme les autres
Alors que la RFA est une habituée des phases finales de Coupe du monde, cette édition en Allemagne de l’Ouest est la première disputée par la RDA. Le hasard du tirage au sort met les deux Allemagnes dans le même groupe de qualification. Ce match de poule est aussi le seul et unique disputé entre RFA et RDA. Certes, les Jeux Olympiques deux ans plus tôt avaient confrontés les deux formations olympiques, mais l’équipe hôte de cette Coupe du monde n’a – presque – rien en commun avec l’équipe olympique non-professionnelle de deux ans auparavant. En effet, seul Uli Hoeness a disputé les Jeux de Munich, alors que treize joueurs de la fédération de l’est disputant la Coupe du monde ont été médaillés deux ans plus tôt.
En plus de l’enjeu politique évident, la rencontre présente également un fort enjeu sportif. Dans cette première phase de groupe, la RFA a gagné ses deux premières rencontres et pointe seule en tête, alors que la RDA compte deux points de retard. Le vainqueur de ce duel sortira premier du groupe.
Le contexte environnant la rencontre est pesant. Au-delà de la volonté de vaincre en terre adverse, il y a surtout l’envie de prouver la supériorité du modèle et de l’état d’esprit de l’Est, d’autant plus que cinq des titulaires habituels de la RDA sont des membres de la Stasi. Des menaces sont lancées contre la tenue de la rencontre quelques jours avant le match ; une lettre anonyme annonce « vouloir faire sauter le Wolksparkstadion », stade dans lequel aura lieu la rencontre à Hambourg.
Deux ans après Le Massacre de Munich, la menace est prise très au sérieux. Les deux équipes sont donc cloisonnées de leur hôtel. D’un côté pour éviter la menace terroriste, de l’autre pour empêcher des joueurs est-allemands de s’enfuir. Finalement, les archives montreront que sur les quarante membres de la délégation est-allemande ayant embarqués pour l’Ouest, trente-neuf sont revenus. Un membre de l’encadrement s’est donc enfui, mais nul ne sait de qui il s’agit.
Malgré le rapprochement diplomatique rendu possible par le chancelier allemand Willy Brandt – il est le premier chancelier allemand à reconnaître la RDA comme un Etat et à entretenir des relations avec des pays du bloc de l’est – le coup d’envoi est donné dans une ambiance sécuritaire : des tireurs d’élites sont notamment postés sur le toit du stade.
Alors que la rencontre se dirigeait vers un score nul et vierge, sur un contre rapide, Jürgen Sparwasser surgit entre Vogt et Beckenbauer, s’emmène magnifiquement le ballon de la poitrine et s’en va tromper Sepp Maier. 1-0 pour l’Allemagne de l’Est en terre rivale, et première place du groupe acquise. Si cette rencontre avait pu marquer le début de l’histoire footballistique de l’Allemagne de l’Est, elle signera en réalité son apogée. Dans la deuxième phase de la compétition, la RDA voit son groupe composé du Brésil, de l’Argentine et des Pays-Bas, alors que la RFA héritera d’un groupe composé de la Pologne, de la Suède et de la Yougoslavie. Il en est à se demander s’il ne valait pas mieux terminer second de ce groupe.
Avec un seul point glané lors de cette deuxième phase de la compétition, (1-1 contre l’Argentine), la RDA est éliminée de la compétition. De son côté, la RFA survole cette phase de groupe avec trois victoires en autant de rencontres. Elle sera ensuite sacrée championne du monde pour la deuxième fois de son histoire aux dépens des Pays-Bas (2-1).
Cette rencontre entre ces deux frères ennemis restera la seule de l’histoire. Les deux nations auraient dû s’affronter à nouveau en novembre 1990 pour le compte des éliminatoires de l’Euro 1992. Mais, le processus de réunification entre les deux Allemagnes s’est conclut quelques semaines auparavant, menant à la disparition de l’équipe nationale de l’Allemagne de l’Est qui se retirera donc de ces éliminatoires.
Et après ?
A la suite de cette Coupe du monde, la RDA glanera l’or olympique en 1976 et l’argent en 1980. Mais sur la scène continentale et internationale, jamais plus la RDA ne se qualifiera pour une phase finale de Coupe du monde ou d’Euro, contrairement à son voisin qui enchaînera – encore – les bonnes performances : finaliste des Coupes du monde 1982 et 1986 et des Euros 1976 et 1992, et vainqueur de la Coupe du monde 1990 et de l’Euro 1980.
Les années 1980 seront donc bien plus compliquées pour la RDA et son idéologie. L’URSS se révèle de plus en plus vulnérable, tant économiquement que socialement. En effet, le nouveau président du Parti socialiste Mikhaïl Gorbatchev tente, depuis sa prise de pouvoir en 1985, de démocratiser le pays. Il lance un plan de réforme intérieur visant une libéralisation économique, culturelle et politique, s’engageant dans le même temps à mettre fin à la guerre froide.
La chute du prix du pétrole dans les années 80, le grand retard technologique et informatique vis-à-vis des États-Unis et la chute du Mur de Berlin en 1989 affaiblissent l’idéologie et les institutions du bloc de l’Est. Les deux Allemagnes se réunissent officiellement en octobre 1990, Gorbatchev démissionne de la présidence en fin d’année 1991, marquant un point final à la dislocation de l’URSS.
Après la chute du mur, une dernière saison de DDR-Oberliga sera organisée, avant que les championnats ouest et est-allemands ne fusionnent lors de la saison 1991-1992. Seuls le Hansa Rostock et le Dynamo Dresden, en qualité de champion et vice-champion du dernier championnat est-allemand, seront intégré à la première division. Une division inégale, mais justifiée tant la différence de niveau était élevée. Confrontés à ce nouveau mode de consommation capitaliste, les clubs de l’ex-RDA n’ont alors ni les structures ni les finances pour rivaliser avec leurs nouveaux adversaires. Le Hansa Rostock sera d’ailleurs relégué au terme de cette même saison, alors que le Dynamo Dresden échappera à la relégation pour seulement trois points.
En somme, la réunification s’avère compliquée pour le football de l’ex-RDA, et son domaine du sport dans son ensemble. En effet, les documents de la Stasi retrouvés après la chute du mur révèlent le système mis en place par la RDA afin de contraindre ses athlètes à performer. Il fut révélé que médecins et scientifiques avaient carte blanche pour développer de nouvelles techniques de dopage et ainsi contourner les contrôles. Au final, plus de dix mille sportives et sportifs est-allemands ont été contraints à risquer leur santé en se dopant, et ainsi permettre à la politique du bloc de l’Est de s’affirmer.
Depuis, il est difficile pour les clubs de l’ex-RDA de s’affirmer dans l’élite allemande. Seuls cinq de ces clubs ont connu l’élite : le Hansa Rostock durant douze saisons, l’Energie Cottbus durant six saisons, le Dynamo Dresde durant quatre saisons, VFB Leipzig durant une seule saison et, finalement, l’Union Berlin. Le rival historique du Dynamo Berlin joue pour la première fois de son histoire en Bundesliga lors de la saison 2019-2020 et connaît dès lors une progression fulgurante. Il se qualifie successivement pour la Conference League puis l’Europa League, avant de même devenir leader du championnat le temps de quelques journées l’automne dernier.
De vitrine pour son idéologie à symbole de son déclin, le football aura joué un grand rôle dans les stratégies du bloc de l’Est. La rencontre entre la RFA et la RDA aura été l’image d’un affrontement idéologique long de près de cinq décennies en Allemagne. Finalement, le vainqueur de cette bataille de juin 1974 ne sera pas sorti victorieux de cette guerre.
Sources :
- Delanoë Régis, « Football en ex-RDA : le mur est toujours là« , So Foot, 2014.
- Grève Claude, « La chute de l’URSS. Une fin d’Empire », Revue de Littérature comparée, 2015.
- Labrunie Etienne, « RFA – RDA 1974 : dans le match de la peur, le vainqueur a eu tort« , Le Monde, 2018.
- Lagrue Pierre, « Jeux Olympiques : la RDA et les Jeux« , Universalis, 2019.
- Veyssière Kévin, « Derrière le mur : Berlin capitale utopique du football est-allemand« , Football Geopolitics, 2019.
Crédits photos: Icon Sport