Trieste, historique cité portuaire de l’Empire des Habsbourg, symbolise à elle seule les différents soubresauts du XXème siècle. C’est le cas en 1945, après la Seconde Guerre mondiale, où elle est un enjeu territorial entre l’Italie et la Yougoslavie sur fond de revanches des traités de paix de 1920. Divisée culturellement entre influence italienne et slovène, le football connait aussi ce schisme entre Latins et Slaves entre 1946 et 1949. En effet, les deux principaux clubs de Trieste, l’US Triestina et l’Amatori Ponziana vont disputer deux championnats différents pendant trois saisons. Le premier évoluant en Serie A italienne et le second dans le championnat de Yougoslavie. Retour sur ce cas presque unique dans l’histoire du football européen.
Avant d’évoquer la question du football, il est nécessaire de rappeler quelques points historiques concernant Trieste. Sous la protection des Habsbourg depuis le XIVème siècle, Trieste devient quatre siècles plus tard la principale cité portuaire de l’Empire d’Autriche. Ce dernier désirant devenir une puissance maritime, les Habsbourg font de Trieste un port franc en lui accordant plusieurs privilèges civiques et d’exemption qui sont des facteurs de son formidable essor. La cité portuaire était alors reliée à son arrière-pays par des routes et par des voies ferrées ce qui permet de développer le commerce avec le reste de l’Empire. Trieste est ainsi reliée à l’Autriche, à la Hongrie, à la Bohême et à une grande partie de l’Europe centrale. Grâce à cette expansion économique, la cité portuaire habsbourgeoise est qualifiée de « plus grand port du monde » et surtout est considérée comme une passerelle entre l’Europe et l’Asie.
Trieste, port de l’Adriatique, face aux tourments de la première moitié du XXème siècle
Malheureusement l’âge d’or de Trieste prend fin avec la chute de l’Empire austro-hongrois en 1918 après la Première Guerre mondiale. Le royaume d’Italie récupère la ville alors que la nouvelle Yougoslavie s’empare des territoires aux alentours. Cette annexion à l’Italie est une véritable catastrophe pour l’économie de Trieste qui ne joue désormais qu’un rôle secondaire dans les activités commerciales de la péninsule italienne. L’ancienne cité portuaire autrichienne connait de nouveau un grand bouleversement en 1945. Suite à la défaite de l’Italie fasciste pendant la Seconde Guerre mondiale, la Yougoslavie récupère la cité maritime. Trieste devient un des objectifs principaux des Yougoslaves soutenus par leurs alliés soviétiques.
L’ancien port florissant devient ainsi la cible des enjeux et des tensions entre les deux blocs. Les Britanniques et les Américains redoutent particulièrement le fait que l’URSS veuille faire de Trieste un débouché sur la Méditerranée. En février 1945, le feld-maréchal britannique Harold Alexander se rend à Belgrade afin de régler la question triestine avec Tito. La solution trouvée est de diviser la ville en deux zones. L’Ouest serait sous contrôle des forces britanniques et américaines tandis que l’Est serait sous contrôle des partisans de Tito.
Pourtant le 1er Mai 1945, la IVème armée yougoslave entre dans Trieste et Gorizia pour rejoindre l’Isonzo. Ce qui provoque l’ire des forces alliées qui exigent le retrait immédiat des troupes yougoslaves tout en rappelant les accords passés entre Tito et Harold Alexander. Face aux Britanniques et aux Américains, Tito demande l’appui de l’Union soviétique. Cette dernière se montre plutôt réticence quant à une intervention armée de l’URSS face aux forces alliées. La question de Trieste commençait à devenir une affaire dangereuse. Truman et Churchill souhaitent éviter à tout prix la moindre expansion du communisme au-delà de la ligne de démarcation de Yalta.
Les deux chefs d’Etat britannique et américain décident d’employer la manière forte en menaçant les Yougoslaves d’une intervention militaire. Chose inacceptable pour Tito qui voit en cette menace une tentative de démembrement de la Yougoslavie, ainsi qu’une potentielle marche des forces alliées jusqu’aux anciennes frontières établies en 1920 par le traité de Rapallo voire jusqu’à Zagreb. Une situation alarmante pour Staline qui accuse Tito d’avoir inutilement dégradé ses relations avec l’Occident.
Si dans le discours officiel du Kremlin, l’URSS soutient mollement la Yougoslavie sur la question triestine, Staline va néanmoins vite régler ce problème. Conscient du danger d’une potentielle Troisième Guerre mondiale, le Secrétaire général du Parti Communiste de l’Union Soviétique ne souhaite pas s’engager dans un jeu dangereux avec les forces occidentales et ordonne à la IVème armée de quitter la Vénétie Julienne. Une décision perçue par Tito comme une trahison et qui est l’une des raisons du schisme de 1948 entre l’URSS et la Yougoslavie.
Le football à Trieste, véritable enjeu de la confrontation italo-yougoslave après la Seconde Guerre mondiale
La situation à Trieste est ainsi pour le moins explosive à partir de 1945. Après une situation plus que tendue entre les forces alliées et les partisans de Tito, des accords sont signés à Belgrade le 12 juin 1945. Les troupes yougoslaves doivent se retirer au-delà de la ligne de démarcation dite « ligne Morgan » en échange de l’institution d’un statut d’autonomie pour Trieste et sa région. La question triestine est finalement réglée temporairement avec la ratification d’un traité de paix par l’Assemblée constituante italienne et qui institue un Etat neutre, le Territoire libre de Trieste, le 10 février 1947. Ce territoire est ainsi divisé en deux zones le long de la ligne Morgan. La Zone A comprend la Vénétie-Julienne ainsi que la capitale et est placée sous l’administration provisoire du gouvernement militaire allié. La Zone B comprend le Nord-Ouest de l’Istrie et est alors sous contrôle militaire yougoslave.
Le football n’échappe pas à cette division de Trieste. Le ballon rond devient rapidement un enjeu politique et le symbole de la confrontation entre Italiens et Yougoslaves dans la cité portuaire. Entre 1946 et 1949, les deux principaux clubs de Trieste jouent dans deux championnats différents. L’Unione Sportiva Triestina évolue dans le championnat italien de Serie A et l’Amatori Ponziana s’inscrit rapidement dans le championnat yougoslave.
Pour les gouvernements respectifs, leur club basé à Trieste devient un élément primordial quant à leur revendication territoriale. Belgrade soutient financièrement l’Amatori Ponziana en restant dans le cadre du socialisme où les clubs appartiennent à des entreprises nationalisées. Le gouvernement italien, quant à lui, soutient financièrement l’US Triestina mais aussi administrativement en faisant tout pour que le club joue dans l’élite du football italien. On réplique côté yougoslave en accordant certaines largesses à la Ponziana qui peut s’offrir de très bons joueurs.
La première saison pour les deux clubs de Trieste est plus que compliquée. Une des causes principales est notamment le fait que les deux clubs ne peuvent évoluer dans l’enceinte du stade communal de Trieste. Si l’US Triestina trouve domicile à Udine, l’Amatori Ponziana est condamnée à de longs voyages pour jouer à l’extérieur. Pour ses rencontres à domicile la Ponziana se rend à Ljubjana. Des déplacements qui seront ainsi compliqués à gérer pour les joueurs de l’Amatori Ponziana. Si les rencontres à Zagreb et Belgrade ne nécessitent que quelques heures d’avions, celles dans d’autres villes yougoslaves sont plus compliquées. Il faut alors prendre un avion jusqu’à Belgrade ou Zagreb avant de prendre un bus, un autre avion ou bien le train.
A cela s’ajoute également l’incompréhension de certains joueurs de l’Amatori Ponziana quant à cette décision d’évoluer dans le championnat yougoslave. Comme le relate certaines mémoires du club, une grande partie des joueurs italiens de la Ponziana étaient persuadés de disputer des rencontres amicales internationales et non des matches du championnat de Yougoslavie. Il faut dire que pour comprendre le choix de l’Amatori Ponziana d’évoluer en Yougoslavie, il faut remonter à la fondation du club en 1912. Le club est ainsi fondé dans le quartier populaire de San Giacomo considéré comme historiquement slave.
Sur le plan sportif, la première saison de l’Amatori Ponziana est catastrophique avec une onzième place sur douze. Une situation qui en temps normal aurait été synonyme de rétrogradation pour le club de Trieste. Néanmoins pour des raisons politiques évidentes, Tito lutte pour que l’Amatori reste dans l’élite du football yougoslave. Malgré de décevants résultats, le club est quand même suivi régulièrement par quelques quotidiens et supporters curieux. Parmi eux nous retrouvons les partisans de l’idée d’un Territoire Libre de Trieste, les communistes et socialistes mais encore les pacifistes italo-yougoslaves. Le Corriere di Trieste, défendant le statut de ville libre, suit régulièrement l’Amatori Ponziana. Il faut aussi compter sur le Primorski dnevnik, quotidien de la minorité slovène pour suivre les aventures de ce club unique en Europe.
Pour l’US Triestina rien n’est évident non plus sur le plan sportif. Et pourtant le gouvernement italien met tout en place pour la réussite du club. L’Italie octroie de précieuses aides financières à la Triestina ce qui lui permet de s’acheter de très bons joueurs malgré le statut peu reluisant du club dans le football italien. A l’issue de la première saison en Serie A, les Biancorossi finissent derniers et sont relégués en Serie B. Une relégation qui ne fait pas les affaires de la classe politique. Deux députés démocrates-chrétiens de Bologne, Angelo Salizzoni et Benigno Zaccagni, réclament le maintien de la Triestina dans l’élite du football italien. Ils vont même jusqu’à interpeler le président du Conseil, Alcide de Gasperi, le 24 Juillet 1947 pour militer en faveur du maintien du club de Trieste :
« Une telle descente, qui en temps normal ne constituerait rien d’autre qu’un détail, revêt en ce moment une signification qui dépasse le secteur sportif. En effet, la participation de l’US Triestina au championnat a représenté l’année dernière un des rares liens qui unissent encore Trieste à la Mère Patrie. Le problème revêt encore une importance plus grande si l’on considère qu’à Trieste une autre société dispute un championnat de football qui n’est pas le championnat italien. L’Amatori Ponziana renforcé par tous les moyens possibles, participera également l’année prochaine au plus important championnat de football yougoslave. Ainsi les manifestations de cette société, si la descente regrettable de l’US Triestina se vérifiait, seront les plus importantes de Trieste ».
Une note qui parvient jusqu’à la présidence du Conseil qui fait passer le message à l’assemblée nationale de la FIGC à Pérouse. Cette dernière décide de maintenir Trieste en Serie A. On prétend alors que la Triestina n’a pu lutter avec les mêmes moyens que les autres clubs pour pouvoir se maintenir. La raison est bien politique et le gouvernement italien promet même au club de Trieste de nouvelles aides financières pour la saison 1947/1948. De précieuses rémunérations qui permettent à l’US Triestina d’attirer Nereo Rocco sur son banc.
L’Italie s’empare de Trieste et de ses deux clubs de football
La saison 1948/1949 est la dernière de l’Amatori Ponziana dans le championnat yougoslave. En juin 1948, la Yougoslavie est expulsée du Kominform suite au schisme avec l’URSS de Staline. Tito empreinte la fameuse « troisième voie » et essaye de normaliser ses relations avec l’Occident. Ainsi, la question de Trieste passe au second plan. C’est le vice-président de la FIGC de l’époque, Giovanni Mauro, qui milite pour le retour de l’Amatori Ponziana dans le giron du football italien. Une réintégration qui n’est pas acceptée par tous en Italie puisqu’une partie de la population considérait le club triestin comme « traitre à la patrie ». Les instances italiennes voyaient plutôt une étape vers une nouvelle relation entre l’Italie et la Yougoslavie.
Malgré le retour de l’Amatori Ponziana dans les championnats italiens en 1949, les politiques transalpins continuent d’aider financièrement l’US Triestina au début des années 1950. Le gouvernement propose même une aide de près de 48 millions de lires qui est toutefois refusée par le gouvernement allié en 1953. Le 4 octobre 1954 marque un tournant définitif pour Trieste puisque le mémorandum de Londres reconnait la souveraineté italienne sur la ville. Elle est officialisée le 24 octobre. Le président de la République italienne vient même sur place le 4 novembre pour célébrer le rattachement de Trieste à la péninsule.
Trieste étant devenue officiellement et entièrement italienne, le gouvernement ne voit plus d’intérêt à accorder des aides financières à l’US Triestina. Ainsi ces dernières cessent officiellement après 1954 et le club quitte le championnat de Serie A en 1957. Une preuve que la Triestina avait surtout une valeur politique. Le maintien en Serie A du club symbolisait les prétentions italiennes sur la Vénétie-Julienne.
Petit à petit les relations entre l’Italie et la Yougoslavie s’apaisent. Dans les années 1970 et 1980, les Yougoslaves allaient parfois faire leurs courses dans les boutiques de Trieste. Des approvisionnements en cosmétiques, vêtements, chaussures de sport. Trieste devient également une étape des convois humanitaires pendant la guerre de Yougoslavie dans les années 1990.
Des divisions encore visibles aujourd’hui ?
Si aujourd’hui on présente Trieste comme une cité portuaire « slave » voire « multiculturelle », la ville s’est en fait italianisée au fil des années. Lorsque l’on se balade dans les rues de l’ancien port des Habsbourg, il est bien difficile de remarquer l’existence d’une minorité slovène. On n’y aperçoit pas de signalisation bilingue, pas de commerce avec des enseignes en slovène. Et pourtant certaines écoles de la ville et des alentours continuent d’enseigner la langue. On peut aussi y retrouver des associations culturelles et sportives.
Il faut aussi dire que les Italiens ont encore en mémoire l’occupation titiste après 1945. La Yougoslavie était considérée comme l’occupant. De l’autre côté, les Slovènes de Trieste ont aussi pour mémoire la période fasciste dans laquelle Mussolini renforce l’assimilation culturelle de la cité. Le Duce va jusqu’à interdire la pratique de la langue slovène. Une période qui sera symbolisée par l’incendie de la Maison de la culture slovène durant les années du fascisme.
L’épisode des massacres des Foibe reste encore présent dans les mémoires collectives en Italie. C’est dans ces cavités naturelles situées dans l’arrière-pays de Trieste que des milliers d’Italiens furent jetés entre 1943 et 1947 pendant l’occupation yougoslave. Les partisans de Tito avaient ordonné à l’époque un nettoyage ethnique en réponse aux politiques de Mussolini à l’encontre des minorités slovènes dans les années 1920 et 1930. Les territoires du Nord-est de l’Italie récupérés après la Première Guerre mondiale comprenaient des villes pratiquement toutes italophones (Gorizia, Trieste, Zara, Pole, Fiume) alors que les campagnes étaient en majorité slaves.
La cohabitation entre les communautés s’était dégradée pendant la période fasciste avant que Tito ne récupère ces territoires en 1945 après la chute de l’Italie mussolinienne. En représailles des politiques fascistes, les autorités yougoslaves avaient décidé d’effacer toute trace de culture italienne dans la région de Trieste. Alors que les massacres des foibe perdurèrent, 250 000 italophones de l’Adriatique décidèrent de fuir vers l’Italie.
Un épisode marquant dans l’histoire de l’Italie puisque le 30 mars 2004 une loi rendant hommage aux victimes des foibe vit le jour. Une date fixée au 10 février en référence au traité de Paris de 1947. C’est ainsi à cette occasion que le Président italien de l’époque, Giorgio Napolitano, avait tenu un discours important dénonçant la responsabilité de la Yougoslavie dans ses tueries de masse. Un épisode qui a provoqué la colère des Croates et des Slovènes qui ont, de leur côté, dénoncé les atrocités subies par les minorités slovènes durant le ventennio fasciste.
Sur le plan du football, le match amical entre l’Italie et la Slovénie du 21 août 2002, à Trieste, donna lieu à un retour des tensions entre les deux communautés de la ville. Des supporters slovènes avaient alors brandi des banderoles faisant référence à l’occupation yougoslave de la cité portuaire après 1945. Un acte hostile envers l’Italie qui provoqua une bagarre entre supporters slovènes et tifosi de la Nazionale. La victoire de la Slovénie lors de cette rencontre amicale fut alors anecdotique.
Trieste, ancienne cité portuaire des Habsbourg, a connu et subi les différents soubresauts du XXème siècle. Devenue italienne après la Première Guerre mondiale, elle a connu l’occupation yougoslave en 1945 après la Seconde Guerre mondiale. Une existence entre le monde latin et le monde slave marquée par la coexistence pacifique ou non des communautés italiennes et slovènes. Le football, à l’image de la société triestine, sera aussi victime de cette division entre l’Italie et la Yougoslavie après 1945. L’US Triestina en Serie A et l’Amatori Ponziana dans le championnat yougoslave servaient de moyen de revendication de la ville triestine pour leur gouvernement respectif.
Sources :
Ouvrages spécialisés :
- Pirjevec Joze, Tito, CNRS Editions, 2017
- Morris Jan, Trieste ou le sens de nulle part, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2021
Articles spécialisés :
- Sapori Julien, Les « foibe », une tragédie européenne, Libération, Aout 2009
- Archambault Fabien, Le football à Trieste de 1945 à 1954, une affaire d’Etats, Vingtième siècle. Revue d’Histoire, 2011
- Meschini Emmanuele, Amatori Ponziana, la squadra che scelse Tito, Rivista Contrasti, Novembre 2020
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