À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Italie est sujette à une crise sociale, politique et économique, favorable à la montée du fascisme. Cette idéologie révolutionnaire nouvelle, incarnée par Benito Mussolini, aspire à bâtir un « Homme nouveau », selon les termes de l’historien Frédéric Le Moal. Ainsi, en 1922, le parti de Mussolini prend le plein contrôle politique et idéologique de la société italienne.
Le contrôle des Italiens par le régime passe notamment par la pratique sportive et le culte du corps. L’Italie de Mussolini cherche à magnifier l’image de cet Homme nouveau, grâce à la pratique sportive. Tel un soldat, le sportif est la représentation parfaite d’un homme viril au service de l’honneur de la nation. Ainsi, dès le plus jeune âge, les jeunes hommes sont embrigadés afin de répondre à une mission « historique du peuple italien qui s’inscrit dans la poursuite du mythe impérial », selon les termes de l’écrivain Andrea Bacci. Par exemple, en 1926, l’Opera Nazionale Balilla est créée. Cette organisation fasciste, complémentaire à l’institution scolaire, a pour objectif « l’assistance et l’éducation physique et morale » des jeunes garçons de 8 à 18 ans.
Le Duce lui-même, s’autoproclame « premier sportif » d’Italie et déclare pratiquer quotidiennement des exercices physiques. Ce dernier n’hésite pas à se mettre en scène à des fins de propagande évidentes. En 1931, la revue Sport fasciste dévoile le politicien en simple costume de bain et le décrit comme « un athlète », suscitant « l’admiration des sportifs italiens en laissant apparaître des membres athlétiques sculptés par la pratique disciplinée de la gymnastique, un torse puissant, impatient et prêt à tous les assauts du destin ».
Le sport devient partie intégrante de la vie des Italiens puisqu’il aurait des vertus civiques, militaires et morales nécessaires à la création d’un pays fort, unifié. En effet, les identités régionales sont encore très fortes au début de sa prise de pouvoir. Et quel meilleur moyen que le sport, et plus particulièrement le Calcio et sa pratique, pour unifier toute une nation ?
Toutefois, si la mise en scène du corps masculin est évident, qu’en est-il de la femme, de son corps, de sa pratique sportive mais surtout de sa représentation dans l’Italie mussolinienne, une société pénétrée de traditionalisme, de religiosité ainsi que d’une misogynie certaine ?
Les contradictions liées à la pratique sportive féminine sous l’ère mussolinienne
Si l’homme italien doit, selon Il Duce, vivre dans un état de guerre permanent, il n’en est rien pour les femmes, qui sont cantonnées à leur foyer. Ces dernières sont liées à leur rôle maternel de reproduction et doivent, leur vie durant, penser au bien-être de leur famille, de leurs enfants. Pas question pour la femme traditionnelle italienne de montrer son corps et de pratiquer un sport. C’est du moins ce que les valeurs religieuses prônent et imposent. À cet égard, en 1924, un bulletin paroissial, La Buona Parola, met en lumière le comportement que la femme doit adopter pour rester pure et éviter le péché : « La femme qui danse est dans le pêché et se brûle les ailes comme un papillon de nuit à la lumière ». Ainsi, les Italiennes se heurtent aux préjugés liés à l’impureté et l’infériorité de leurs corps.
La figure de la Nouvelle Italienne
Pourtant, si ce régime emprunt de religiosité estime que le sport ne convient pas à la pudeur de la femme, il promeut également – dans une certaine mesure – la pratique sportive féminine. Dès lors, le corps d’une femme sportive devient à son tour un élément de propagande, de « modernité fasciste, mais aussi un moyen essentiel d’accroître aussi bien la démographie que la santé de la population », selon les termes de l’académicienne italienne Gigliola Gori.
Ainsi, face à l’Italienne traditionnelle aux valeurs d’une matrone romaine, se dresse la figure de la « Nouvelle Italienne », moralement robuste, saine et compétitive. À cet égard, dans les années 1920, de nombreuses compétitions féminines sont mises en place pour faire valoir cette nouvelle figure fasciste. Toutefois, seules certaines disciplines sont pratiquées par la gente féminine telles que « le ski, le patinage, le basket, la natation, le tennis et certaines spécialités de l’athlétisme », comme le met en avant la chercheuse. Les autres n’étant pas considérées comme adaptées aux femmes.
Femme tu es, femme tu resteras
En 1930, la pratique sportive féminine prend un autre tournant. Un débat oppose alors les valeurs religieuses à celles politiques et médicales. En effet, la Fédération italienne des médecins du sport est amenée à se prononcer sur la question du sport féminin.
Le verdict est sans appel, et l’aspect conservateur catholique l’emporte. À nouveau, le corps de la femme est rappelé à ses fonctions premières : la reproduction et la maternité. Le sport féminin sous l’ère fasciste perd alors en popularité et les femmes sont alors pratiquement exclues du monde sportif professionnel. La pratique dans la sphère privée est acceptée, tolérée mais contrôlée et limitée. Uniquement certains sports, « plus adaptés au sexe faible » et sans « finalités compétitives », leurs sont permis. En effet, il ne faudrait tout de même pas que les femmes portent atteinte à leur honneur et à la pureté de leurs corps. Ainsi, le sport féminin peut toujours être pratiqué mais avec « chrétienté » et « féminité », selon les termes employés par les journaux féminins catholiques Matelda et Fiamma Viva.
Il faut toutefois prendre ces informations avec un certain recul. Chaque principe trouve ses exceptions. Ainsi, certaines femmes continuent de pratiquer le sport professionnel et sont alors relativement acceptées pour cela. « Autorisées » à se mélanger avec la gente masculine, ces femmes mènent une vie beaucoup plus libre que les autres Italiennes et endossent même le rôle d’ambassadrices du régime fasciste.
La pratique féminine sportive est donc sujette à bien des contradictions puisque, d’un côté, les initiatives sportives féminines sont considérées comme vectrices d’images d’une nation forte, unifiée et peuplée de citoyens robustes et beaux et, d’un autre côté, la pratique du sport est une entrave à l’intégrité de la femme, selon des principes hygiénistes et militaristes prônés par le clergé.
Si la misogynie ambulante plane toujours sur l’Italie mussolinienne, certaines braves réussiront même à s’immiscer dans le sport le plus masculin qui soit alors : le calcio.
Le football sous l’ère fasciste
Sport populaire par excellence, le calcio se révèle être un moyen de propagande privilégié par le pouvoir en place. Si le Duce n’est pas un amateur de ce sport – « porté par le campanilisme » -, il prend vite conscience que les passions des foules servent sa politique.
Ainsi, lorsque l’Italie est désignée en 1932 pour accueillir la deuxième édition de la Coupe du monde de football, qui se déroule deux ans plus tard, le régime profite de cette occasion pour « montrer au monde la supériorité du régime et de redorer le blason d’un pays meurtri par la ‘’victoire mutilée’’ de la Première guerre mondiale ».
Un télégramme du Duce aurait même été envoyé la veille du match d’ouverture : « L’Italie doit frapper fort. Bonne chance pour demain. Gagnez ou vous êtes morts ! ». Simple invective ou réelle menace ? Qu’importe, perdre n’est pas une option pour le « premier sportif » d’Italie.
« Le but ultime de la manifestation sera de montrer à l’univers ce qu’est l’idéal fasciste du sport dont l’unique inspirateur est le Duce. Je ne sais pas encore comment, mais l’Italie doit gagner ce championnat. C’est un ordre ! » – Giorgio Vacaro, général et président de la fédération nationale de football
L’évènement est un moyen de montrer la grandeur du pays, sa richesse, sa supériorité face aux démocraties européennes mais aussi celle de ses citoyens : forts, beaux et robustes, à l’image des Dieux romains. La chercheuse Daphné Bolz, dans Les arènes totalitaires, Hitler, Mussolini et les jeux du stade (CNRS, 2016) explique que « la mise en scène de l’événement fut préparée avec une rapidité et une efficacité impressionnantes ». Pas moins de sept stades flambant neufs sont alors construits, dont le Stadio San Siro de Milan, entre 1922 et 1934.
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L’évènement de 1934 voit l’Italie victorieuse, et en 1938, les Azzurri soulèvent un deuxième trophée après une victoire 4-2 face à la Hongrie, avec un Silvio Piola doublement buteur. Mussolini voit en ces exploits une victoire évidente de l’idéologie fasciste sur la démocratie, grâce au courage et à la force de ces 11 gladiateurs au service de la nation italienne.
La défiance au mouvement fasciste
Sans grande surprise, en raison d’une évidente stigmatisation institutionnelle, le football n’est pratiqué que par les hommes. En effet, selon la pensée collective, il s’agit d’un sport bien trop disgracieux, grossier et inesthétique pour les femmes. Ces femmes qu’il faut prémunir d’une possible « virilisation ».
Pourtant, à l’été 1932, à Milan, plusieurs jeunes filles, issues de familles italiennes bourgeoises et passionnées de calcio, fondent le « Gruppo Femminile Calcistico » (GFC), la première initiative purement féminine du football italien dont nous avons trace aujourd’hui. Elles s’appellent Luisa, Marta et Rosetta Boccalini, Losanna Strigaro, Ninì Zanetti et enfin Brunilde Amodeo, et sont toutes âgées de 15 à 20 ans.
Qui pourrait alors croire que Rosetta – issue d’une famille antifasciste -, adolescente, se formant pour devenir institutrice, Marta, couturière, et Losanna Strigaro, vendeuse, parviendraient à obtenir l’accord et l’appui – temporaire – de Leandro Arpinati, président du Comité olympique et de la Fédération italienne de football (FIGC) pour pratiquer le football ?
L’homme politique justifie alors son consentement en mettant en avant le caractère expérimental de la chose et son potentiel aspect bénéfique pour le régime fasciste.
Ainsi, c’est aux Giardini di Porta Venezia que la première équipe italienne féminine nait et se structure. Giovanna Boccalini, soeur aînée des joueuses Marta et Rosetta et grande supportrice de l’Inter, devient officiellement commissaire, Piero Cardosi est nommé entraineur et enfin, Ugo Cardosi, président. Avec l’insouciance et la légèreté de leur âge, ces dernières n’ont qu’un but, qu’une envie : taper dans le ballon et donner un bon coup de pied aux préjugés.
En février 1933, les joueuses sont déjà au nombre de 30. L’Ambrosiana-Inter de Peppin Meazza assistera même à certaines de leurs séances d’entrainement.
« Le football est un sport de relations. C’est peut-être pour ça que je l’aime tant, parce que je vois le football comme une vie en miniature, peut-être un peu meilleure que celle qui nous est offerte ces temps-ci » – Rosetta Boccalini
Les jeunes femmes s’imposent toutefois certaines règles. Les mi-temps n’excèdent pas les 20 minutes, le ballon a des dimensions plus petites qu’à l’accoutumée et doit être joué au sol tout au long du match. Elles décident de continuer à porter la jupe pour ne pas offenser les mœurs, à l’exception de la gardienne, qui porte un « short d’homme ».
En outre, les joueuses sont également contraintes d’obtenir un certificat médical de Nicola Pende, responsable de l’Institut de biotypologie individuelle et d’orthogenèse de Gênes, l’un des principaux centres travaillant sur les théories « scientifiques » de l’époque, visant à façonner un nouveau peuple italien sous la bannière du fascisme. Contre toute attente, le médecin estime que le football n’est pas un risque en soi pour le corps et la reproduction de ces jeunes femmes.
Cafouillage dans la surface
Néanmoins, si les débuts de l’équipe semblent prometteurs, ceux-ci sont tout relatifs car les critiques fusent rapidement. Notamment sur leurs tenues, qui font jaser.
L’hebdomadaire Guerin Meschino écrit en février 1933 que « Le commerce offre déjà tout ce qu’il faut pour une joueuse de football : T-shirt, protège-tibias, chaussures, crayon et poudre pour le visage assorti aux couleurs de l’équipe, le tout avec un petit miroir, un pinceau qui peut être utilisé sans que les supporters ne s’en aperçoivent, pour finalement conclure ainsi, Sommes-nous contre ? Disons que les femmes sont nées pour ne pas jouer au football ».
D’autres journaux de l’époque admettent ne pas concevoir le football féminin parce que ce dernier serait « antisportif », ou encore que la pratique féminine du football peut « être préjudiciable au physique de la femme (…) et compromet irrémédiablement la fonction de maternité, pour laquelle elles ont été créés ». La maternité, évidemment, toujours.
Le journal sportif Il Littoriale, le 15 février 1933, ne semble pas non plus ravi par l’initiative lorsqu’il écrit « Lorsque Saint Benoît de Norcia disait à ses moines «Mens sana in corpore sano» (Un esprit sain dans un corps sain), ce dernier ne pensait certainement pas qu’à un moment des jeunes filles utiliseraient sa devise pour justifier jouer au football ».
Si, dans un premier temps, ces dernières pratiquaient le football de manière relativement privée – sur des terrains clôturés et sans spectateurs – un premier match officiel est organisé.
Ainsi, malgré les nombreuses critiques, le 11 juin 1933, les jeunes femmes jouent leur premier match officiel de football. Le GS Ambrosiano affronte le GS Cinzano – un de leur sponsor -, dans l’antre du Campo di Fiori BAM, via Melchiorre Gioia à Milan. Ce premier match sera également le dernier, puisque celui prévu à l’extérieur face à Alessandria en octobre 1933 ne sera jamais joué, sur ordre du nouveau président du Comité olympique italien, Achille Starace. Ce dernier estime que le « sport doit servir à produire des champions qui donneraient du prestige au fascisme » et que le régime a besoin de « bonnes mères, pas de footballeuses ».
Coup de sifflet final
Geste politique par excellence, cette tentative du football féminin échoue rapidement, puisque le 3 novembre de la même année, la pratique du football féminin est prohibée dans toute la péninsule. En effet, afin d’empêcher le « phénomène » de s’installer, le régime empêche strictement les femmes de jouer non seulement des tournois, mais également des matchs amicaux. Les joueuses sont alors détournées vers des sports athlétiques, plus adaptées à leur condition.
Baptisées les Giovinette (« les jeunes femmes » en français) et pionnières du football féminin en Italie, ce groupe d’amies se sera battu jusqu’au bout pour la liberté de jouer, pour leur émancipation et pour défier le Duce. L’environnement favorable dont elles sont issues leur a en effet permis de trouver des sponsors et même d’entrer en contact avec la presse durant leur courte aventure. Alarmé par l’initiative – et peut-être le potentiel – de cette équipe féminine, le régime fasciste a préféré mettre fin à tout espoir pour ces jeunes femmes. La préparation des Jeux Olympiques de 1936 devient également un argument de taille pour leur interdire de pratiquer ce sport : le régime a besoin de femmes pour d’autres disciplines. Rosetta deviendra par exemple joueuse de basketball.
« J’aime le football, et mon amour est un amour tenace, pas un béguin éphémère. Mes coéquipières ont tellement de passion et d’enthousiasme : notre feu ne s’éteindra jamais » – Rosetta Boccalini
Leur extraordinaire histoire sera longtemps oubliée. Notamment parce que la plupart des journaux de l’époque – sous le joug fasciste – taisent l’information selon laquelle certaines femmes aient pu défié le régime.
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Plus récemment, en 2019, à l’orée de la Coupe du monde féminine en France, la journaliste du Corriere Federica Seneghini a reconstitué leur histoire et en a fait un livre (Giovinette. Le calciatrici che sfidarono il duce, 2020). Dans ce dernier, elle raconte l’importance primordiale du témoignage de Graziellina, 91 ans et nièce des sœurs Rosetta et Marta Boccalini. Ce qui marque alors le plus la journaliste sont les similitudes de l’opinion publique sur la pratique féminine du football entre 1933 et 2019. « J’ai commencé à travailler sur le livre pendant la Coupe du monde féminine (…) et cela m’a étonné d’entendre plus ou moins les mêmes objections soulevées près de quatre-vingt-dix ans plus tard ».
Elles n’étaient que des passionnées de football, des sportives qui ne souhaitaient qu’une chose : taper dans le ballon, vivre de leur passion et être reconnues pour cela. Mais les femmes ne jouent pas au football, du moins pas sous l’ère fasciste. Il faut attendre 1968 pour assister au premier championnat non officiel de football féminin en Italie, et 1986 avant une reconnaissance officielle. Toutefois, cette histoire est une réflexion précieuse sur les injustices auxquelles les femmes sont encore confrontées.
Sources :
- Milza Pierre, 1967, « L’Italie fasciste devant l’opinion française 1920-1940 », Paris, Armand Colin, pp. 168-169.
- AVERO Jean-Pierre, « La place du sport dans la propagande fasciste à travers la presse et le cinéma, son impact chez les immigrés italiens de France », Sciences sociales et sport, 2013/1 (N° 6), pp. 63-102.
- Balthazar Gibiat, « Coupe du monde de football 1934 sous Mussolini : gagner ou mourir », Geo, 20 avril 2022.
- DIETSCHY Paul, « Le football italien des guerres mussoliniennes à la guerre civile », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2017/4 (N° 268), pp. 85-96.
- Elena Tebano, « Story of women football players who challenged Mussolini brought to light: “It’s time Milan dedicated a street to them”», Corriere della sera, Juillet 2020.
- Monica D’Ascenzo, « Calcio, Milano intitola una via al Gruppo femminile calcistico del 1933. Ecco chi erano », Il Sole 24 ORE, 25 settembre 2020.
- Gigliola Gori, « Féminité et esthétique sportive dans l’Italie fasciste », Coli, pp. 93-118.
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