À quelques jours de France-Tunisie, si l’on met un coup de projecteur sur le passé des deux sélections, on discerne évidemment la solide silhouette de Roger Lemerre. Grand serviteur du football français depuis les années soixante, il atteint son apogée à Rotterdam en 2000 en menant les Bleus sur le toit de l’Europe. Pourtant, c’est au pays du jasmin qu’il acquiert reconnaissance et notoriété, à la faveur d’un mandat réussi à la tête des Aigles de Carthage, de 2002 à 2008. Plus que n’importe qui, il sera partagé le 30 novembre prochain, quand le coup d’envoi sera sifflé à Al Rayyan.
10 juin 2002, Incheon (Corée du Sud). Le sélectionneur de l’Équipe de France se lâche une nouvelle fois face aux micros : « Si la France perd, ce sera haro sur le baudet, on exigera un bain de sang, et ce sang, ce sera le mien ». Roger Lemerre ne croit pas si bien dire… Le lendemain, les Bleus prennent le bouillon face au Danemark (0-2). Super-favoris, ils capitulent dès le premier tour de la Coupe du Monde et rentrent à Paris. Aucun but marqué, un jeu bordélique et une motivation lost in translation : la virée asiatique est un fiasco. Puisqu’il faut un coupable, c’est bien Lemerre qui va trinquer. Les plumes sont prêtes et le goudron chauffe.
Qui veut la peau de Roger Lemerre ?
Évidemment, le pilote tricolore n’a pas été parfait, il a sa part de responsabilité dans le crash des Bleus. Orphelin de Pirès (forfait) et de Zidane (sur une jambe), il s’est enfermé dans un schéma tactique devenu stérile en l’absence de chef d’orchestre au milieu. Il maintient Henry ailier gauche, lui qui s’éclate dans l’axe à Arsenal. À la fois obtus, têtu, borné, buté, Lemerre reste sourd aux commentaires. Pire, il ignore les cadres de l’équipe et reste droit dans ses bottes, arc-bouté sur ses positions, isolé dans ses certitudes.
Mis sur le grill par la presse, Lemerre se braque et se trompe de combat. Aigri, il se disperse en vilipendant les médias avec un mépris non dissimulé, au point de déclarer : « J’exècre les journalistes ». Le match face aux Danois tout juste achevé, les éditorialistes de tous bords se vengent. Ils le jettent en pâture et attendent la sanction. Sans surprise, Lemerre sert de fusible et saute. Le président de la FFF, Claude Simonet, le licencie sans vergogne et pousse l’inélégance jusqu’à révéler sur la place publique ses indemnités de départ (500 000 € obtenus, sur les 2 millions dus). Humilié et sali, Lemerre quitte son poste, dégouté de servir de bouc émissaire.
Effectivement, Roger a de quoi être déçu. L’accent a été mis sur ses lacunes, mais pas sur ses efforts. Pour secouer son équipe démotivée, il a pourtant usé de sa verve et de sa voix de stentor. Avant le match d’ouverture, il scande une tirade solennelle sur l’amour du maillot, et interpelle les joueurs un par un : « Je t’ai donné un numéro, je t’ai donné un maillot, tu dois l’honorer ». Pour France-Uruguay, il harangue son groupe qui l’écoute sans moufter : « Il faut remettre les choses d’équerre : arrêtez de vous la raconter ! ». Mais, une fois l’élimination actée, les médias tirent sur l’ambulance. Ils critiquent son emphase, ses méthodes éculées et ses principes has-been. La fédé emboite le pas et s’empresse de lui faire porter le chapeau, au lieu de se remettre en question. Elle finit par le chasser sans le respect qu’il mérite.
L’étoffe d’un héros
Comment a-t-on pu oublier qu’il a brillamment gagné l’Euro 2000 ? Il dirigeait alors l’une des plus belles équipes de l’histoire des Bleus. Sous son égide, la besogneuse France 98 s’est transformée en belle machine offensive. Il avait réussi l’osmose entre tauliers historiques et jeunes talents aux dents longues (Vieira, Wiltord, Anelka). Et que dire de son coaching en finale ? Ses changements bien sentis ont fait basculer le trophée du bon côté des Alpes. Un coup de maître. Ce sacre européen aurait dû lui garantir une place au Panthéon du football hexagonal et le mettre à l’abri du lynchage médiatique et fédéral de l’après-Corée.
En plus de l’Euro, Lemerre peut mettre à son crédit une part de la success story de 98. Adjoint de Jacquet, il a mis au service des Bleus son espièglerie et sa drôlerie. Comme le jour où il a murmuré une blague paillarde à l’oreille du président Chirac en visite à Clairefontaine. Son tempérament potache a détendu l’atmosphère et diminué la pression, apportant un heureux contraste à l’austérité du boss. Ce que Marcel Desailly résume ainsi : « Roger Lemerre, c’était le grain de folie qui nous manquait ».
Si l’on remonte encore dans le temps, son curriculum vitae mentionne qu’il a dirigé l’Équipe de France militaire de 1986 à 1997. Au bataillon de Joinville, les conscrits doués pour le foot passaient quelques mois sous ses ordres, le temps du service militaire. Chaque été, Roger gardait les meilleurs pour représenter la France aux compétitions internationales dédiées aux bidasses. En 1995, il gagne carrément la Coupe du Monde militaire avec la génération Dhorasoo, Dacourt… Et si la France était meilleure au foot qu’à la guerre ?
LIRE AUSSI – Service militaire : quand le foot français marchait au pas (et gagnait parfois)
Un homme d’honneur
Avant cela, Roger Lemerre avait eu un beau parcours de joueur. À l’aube des années soixante, le natif de la Manche est un jeune avant-centre trop talentueux pour Bricquebec et Saint-Lô, ses deux premiers clubs. À dix-neuf ans, le Normand rejoint le grand Sedan et son charismatique entraineur, « Monsieur Louis » Dugauguez. Reconverti défenseur, il s’impose. Combatif, rugueux, il est intraitable et sait aussi marquer des buts. Meneur par l’exemple et par la voix, il hérite du brassard. Il poursuit son ascension et devient international. Il gagne aussi trois fois l’Étoile d’Or France Football, qui consacre le meilleur joueur de la saison. Après Sedan, il joue à Nantes, puis Nancy et Lens. En 1975, il termine sa carrière après 470 matchs de D1, 6 sélections, quelques matchs de Coupe d’Europe. Un seul regret pour le grand Roger : l’absence de titre à son palmarès.
Sans attendre, il se jette dans une carrière d’entraineur au Red Star. Il obtient de bons résultats malgré de petits moyens. Mais, les caisses sont tellement vides que les salaires ne tombent plus. Lemerre se montre chevaleresque et sacrifie son pécule de joueur retraité (100 000 Francs) pour payer les joueurs avec ses propres deniers. On comprend mieux qu’il ait mal vécu les allusions calomnieuses sur sa prétendue cupidité en 2002… Après le Red Star, il enchaine au PFC, à Lens, à Strasbourg. Il se montre compétent mais joue de malchance car ces trois clubs sont sur le déclin. En 1986, lassé de végéter dans le bas du classement, il est soulagé de rentrer à la FFF pour coacher les militaires. À cette époque, qui pouvait imaginer qu’il serait porté au pinacle en 2000, puis qu’il connaitrait la honte et la disgrâce en 2002 ?
Paris-Tunis, sans billet retour
Automne 2002. Viré mais résilient, Lemerre trouve son salut dans l’exil. Il traverse la Méditerranée et s’engage pour la Tunisie. Ce n’est pas un voyage en terre inconnue pour lui, car il avait déjà coaché l’Espérance de Tunis en 1984. Après les claques reçues en France, la confiance des dirigeants et le soutien du peuple ont un effet rassérénant sur le manchot. Coté tunisien, on croit en lui pour enfin mener la sélection au titre de championne d’Afrique. La prochaine CAN se jouera à domicile en 2004 et il ne faudra pas se louper, Incha’Allah.
Raillés par leurs adversaires, les Aigles de Carthage sont presque maudits tellement ils ont la lose. Souvent placés, jamais gagnants. Deux fois, ils ont effleuré le titre, échouant en finale en 1965 et en 1996. Pire, ils ont vécu un cauchemar à domicile en 1994, éliminés au premier tour. Même la génération dorée de 1978 et son Ballon d’or africain Tarak Dhiab, n’a pas fait mieux qu’une quatrième place. Dans cette spirale de la défaite, le doute s’est installé. Lemerre, lui, a l’esprit revanchard et il ne doute pas. Lui, il sait gagner et il entend bien le montrer.
Le Général fourbit ses armes
Tout de suite à la tâche, il identifie les atouts du foot tunisien. Principale ressource, il dispose d’un gros réservoir de joueurs. Lemerre peut aussi s’appuyer sur un championnat local relevé et sur une fédération bien organisée. Mais, tout n’est pas rose. Il relève l’absence de grand leader dans son effectif, alors que le Nigéria a Okocha, le Sénégal a Diouf, le Cameroun a Eto’o. Sur le plan mental, Lemerre doit insuffler un esprit de corps, une cohésion, qui ont souvent fait défaut au pays du jasmin.
En un an, il brasse plus de quarante joueurs. Puis, progressivement, il resserre son groupe, qu’il constitue avec intelligence. Il y a des jeunes, des anciens, des locaux, des expatriés et même un Brésilien naturalisé, le latéral gauche Clayton. Surtout, il ne choisit que des hommes investis, prenant soin d’exclure les divas qui pourraient saper son travail. Lemerre inocule sa rigueur et traque les comportements laxistes et individualistes qui lui ont couté cher avec les Bleus. Cette fermeté lui vaut le surnom du « Général », qui lui rappelle ses années au bataillon de Joinville. Tactiquement, il fait du basique avec un immuable 4-4-2 à plat où les joueurs prennent leurs repères. Au gré de belles victoires en amical sur la Suède, le Sénégal et le Cameroun, la confiance vient.
Quinze mois après sa nomination, Lemerre aborde l’année 2004 avec une équipe prête à en découdre et qui sera difficile à bouger. Mais, pour aller au bout, il lui manque un buteur fiable. Depuis plusieurs mois, il espère la naturalisation du Brésilien Francileudo Santos. Le goleador de Sochaux coche toutes les cases pour occuper la pointe des Aigles. Avant de rejoindre le Doubs, il avait joué deux saisons pour l’Etoile du Sahel, ce qui le rend éligible à la nationalité tunisienne. D’abord hésitant, Santos finit par céder aux sirènes de Lemerre et devient officiellement tunisien trois semaines avant le début de la CAN.
L’envol des Aigles de Carthage
Pendant tout le tournoi, la sélection vit retranchée dans un hôtel d’Hammamet, station balnéaire connue des tour-operators européens. À l’abri des regards, les Aigles peaufinent les détails aux ordres d’un Général plus motivé que jamais. L’attaquant Ziad Jaziri confie : « Nous étions dans notre bulle, c’était un peu étouffant, mais nous étions là pour travailler ».
La mission commando porte ses fruits puisque la Tunisie franchit le premier tour sans encombre. Le jeu n’est pas flamboyant mais l’efficacité est là. Les joueurs courent beaucoup et avec intensité. Santos a déjà inscrit trois buts. Jaziri, électron libre de l’attaque et Benachour, milieu de terrain du PSG à la technique soyeuse, sont les autres individualités qui ressortent. Lemerre s’est attelé à faire tourner son effectif, histoire de préserver les organismes et de n’exclure personne.
En quart de finale, les Aigles de Carthage affrontent le favori sénégalais. Pour l’occasion, un épais brouillard nappe le stade olympique de Radès. Sans visibilité et dans le froid, les supporters assistent à la victoire à l’arraché de leurs favoris. Alors que les deux équipes se neutralisent, El Hadji Diouf croit obtenir un penalty mais l’arbitre ne bronche pas. Dans la minute qui suit, les Sénégalais protestent et oublient les fondamentaux. Opportuniste, la Tunisie en profite pour inscrire un but aérien digne de Shaolin Soccer : Jaziri claque un retourné acrobatique en guise de centre, et Mnari conclut de la tête. Le score ne bouge plus et le rêve continue.
LIRE AUSSI – Bruno Metsu, le lion blanc
Après les stars sénégalaises, c’est le Nigéria de Kanu, Utaka et Okocha qui se présente. Le match est âpre, fermé, tendu. Le stress est palpable. À la mi-temps, le défenseur-capitaine Khaled Badra, rongé par l’anxiété, fume une cigarette dans le vestiaire, pour se détendre. Lemerre, médusé par la scène, a l’intelligence de rester silencieux et de laisser faire. Hasard ou pas, Badra sera l’homme de la qualification. C’est lui qui égalise après un but de Kanu. Et c’est encore lui qui réussit le premier tir au but de la série qui départagera les deux équipes. Le sort du match bascule du côté tunisien quand le vieux gardien Ali Boumnijel met en échec Odemwingie. La Tunisie est en finale de sa CAN !
Un triomphe discret
14 février 2004. Jour de finale à Radès, qui accueille 70 000 spectateurs alors que sa capacité maximale officielle est de 60 000 places. Tout le pays pousse derrière son équipe pour franchir le dernier obstacle, en l’occurrence le Maroc. Dans la ferveur, les Aigles attaquent le match pied au plancher et étouffent les Lions de l’Atlas. Rapidement, Santos concrétise d’une belle tête. Mais, le Maroc sort la tête de l’eau et égalise après une belle action collective. À la mi-temps, Lemerre réagit et remanie son milieu de terrain. Dès la reprise, les Aigles reprennent le contrôle du match et font la décision par Jaziri qui profite d’une erreur du fébrile portier chérifien. Poussé par tout un peuple, les blancs et rouges tiennent le score jusqu’au bout et font chavirer le pays dans la liesse.
Cette CAN est une consécration pour Lemerre, auteur de la plus belle page de l’histoire du foot tunisien. Ses mérites sont enfin reconnus au terme d’un parcours sans faute depuis sa nomination dix-sept mois auparavant. Il est à la fois champion d’Europe et d’Afrique en titre, une performance unique. Dans l’euphorie ambiante, il savoure en silence et dissimule sa joie, fidèle à sa génétique normande. Peu loquace, tout en retenue, il se contente de remercier joueurs, dirigeants et supporters, et de glisser cette petite phrase sibylline : « En football, parfois on est vaincu, parfois on est vainqueur. J’ai appris qu’il vaut mieux être dans le camp des vainqueurs ».
Au hall of fame tunisien et aux oubliettes du foot français
Ambitieux avec les Aigles, Lemerre reste aux commandes quatre années de plus. La sélection tunisienne vit alors sa meilleure vie. Elle représente l’Afrique à la Coupe des Confédérations 2005, où elle résiste et envoie du jeu face aux mastodontes argentins et allemands. En Coupe du Monde, elle échoue mais sauve l’honneur grâce à une belle prestation contre l’Espagne. Comme les histoires d’amour finissent mal en général, Lemerre est congédié en 2008 après une CAN ratée. Son départ se fait sans coups bas, car la Tunisie sait ce qu’elle lui doit. Le sacre de 2004 et son bilan global (seulement 12 défaites en 77 matchs) parlent pour lui.
L’impact qu’a eu Lemerre en Tunisie est considérable et il résiste au temps. Aujourd’hui encore, il y est reconnu comme « le meilleur sélectionneur de tous les temps ». En 2013, en 2018 et en 2021, ses retours en tant que coach de l’Etoile du Sahel, ont permis au pays de célébrer son Général. En France, Lemerre est un hologramme, une ombre. On sait qu’il existe et qu’on lui doit beaucoup, mais il n’est plus vraiment là, parmi nous. Il s’est fait oublier en restant obstinément à l’écart, la rancune tenace. Le foot français n’a pas pris la peine de le réhabiliter. Quel dommage.
Nul doute que Roger Lemerre sera devant sa télé pour ce France-Tunisie en terre qatarie. Il sera forcément partagé entre les deux footballs qu’il a servis, mais il est probable que son cœur penche pour les Aigles de Carthage. En froid avec la France depuis vingt ans, il confiait il y a quelques mois : « La Tunisie, elle, ne m’a jamais oublié ».
Sources :
- Franck Simon, CAN 2004 : le chef d’œuvre de Roger Lemerre avec la Tunisie, francefootball.fr, 30 janvier 2017
- Mathis Rouanet, CAN 2004 : le sacre tant attendu de la Tunisie, cafecremesport.com, 6 février 2022
- Chérif Ghemmour, France 2002 : Docteur Roger et Mister Lemerre, sofoot.com, 21 juin 2018
- Podcasts, Spécial CAN 2004 parties 1 & 2, com, ettachkila.com, 11 & 16 juin 2020
- Vincent Duluc, Au cœur des bleus, Stock
Crédits photos : Icon Sport