Après le triomphe éphémère des Blackburn Rovers en 1995, la saison 1995/1996 se révèle tout aussi prometteuse. Désireux de contester la puissance mancunienne, Newcastle livre une lutte acharnée pour gagner le championnat pour la première fois depuis 1927. L’apogée d’une rivalité éphémère entre Manchester United et Newcastle United.
Mise en place sous haute tension
Pour prendre la mesure de l’importance de cette saison, il faut revenir quelques années en arrière, en 1992. Avec la création de la Premier League donc, mais aussi l’arrivée de Kevin Keegan après le rachat de Newcastle. Huit ans après sa retraite, l’ancien Magpie revient à Saint James Park dans un rôle d’entraîneur. Inattendu, mais de circonstance. Newcastle végète désespérément en deuxième division depuis plusieurs années et rêve d’un retour à l’étage supérieur. C’est chose faite à l’issue de la saison 92/93.
Du côté de Manchester, 1992 c’est évidemment la victoire en FA Youth Cup et l’émergence de l’éponyme Class of 92. Une génération dorée composée de Paul Scholes, Ryan Giggs, David Beckham, Nicky Butt, Gary et Phil Neville entre autres. Certains comme Ryan Giggs ont d’ailleurs déjà évolué en équipe première. Les membres de la Class of 92 montent progressivement en équipe première. Tous sont de fervents supporters de Manchester United depuis leur enfance, se connaissent depuis des années et rêvent de marquer l’histoire du club.
À l’hiver 1995, la partie d’échecs entre les deux clubs commence, Manchester United souhaite débaucher Andy Cole. Problème, le buteur anglais a littéralement porté Newcastle en inscrivant 34 pions l’année précédente permettant à la Toon Army d’accrocher la troisième place du championnat. Les supporters en sont convaincus, le renouveau de Newcastle passe par Andy Cole. La direction accepte pourtant une offre record de 7 millions de livres, aveu de faiblesse ou véritable coup tactique ? Kevin Keegan saisit l’occasion pour inclure Keith Gillespie dans le deal, 19 ans et membre de la Class of 92. Le double Ballon d’or voit dans ce jeune Nord-Irlandais l’un des joueurs les plus talentueux de sa génération. L’envie de terrasser Manchester United dévore Keegan qui s’inspire de la stratégie mise en place par les Blackburn Rovers pour conquérir la Premier League. À l’intersaison, Newcastle s’offre David Ginola et Les Ferdinand, assez pour faire oublier Andy Cole.
Le mercato mancunien est aux antipodes. Ferguson fait le ménage et se sépare de joueurs expérimentés comme Paul Ince, Mark Hughes ou Andrei Kanchelskis et donne les pleins pouvoirs à la jeunesse, et au King. La saison précédente a laissé des traces et l’entraîneur écossais a vu s’échapper la Premier League et la FA Cup en une semaine. Sans doute inspiré par la jeunesse triomphante de l’Ajax Amsterdam en C1, Ferguson installe pour de bon une grande partie de la Class of 92, tous réaliseront une saison pleine à l’exception de Scholes souvent remplaçant. Une flopée de jeunes entourée par des joueurs aguerris comme Gary Pallister ou Steve Bruce. Une configuration qui accorde un rôle spécial à Eric Cantona. Revenu de suspension en pleine forme, il jouit d’une place à part au sein du vestiaire et fait office de mentor pour la nouvelle génération.
L’échappée de Newcastle
Le coup d’envoi de la saison 1995/1996 est donné le 19 août. D’entrée, Alex Ferguson applique sa stratégie. En ouverture, à Villa Park, l’équipe mancunienne affiche une moyenne d’âge inférieure à 21 ans. Une folie pour beaucoup : comment Alex Ferguson peut-il espérer remporter la Premier League en alignant une équipe aussi inexpérimentée ? Le manager écossais est pourtant attendu au tournant et pour toutes les équipes de Premier League, il est l’homme à abattre. Au cours de la saison, Kevin Keegan ne cache pas son envie profonde de voir United échouer. Cette première échéance emplit de joie les détracteurs de l’ancien entraîneur d’Aberdeen, Manchester United s’incline 3-1.
Dans le même temps, The Entertainers donnent le ton en éparpillant Coventry City. Morts de faim, les hommes de Keegan impriment un rythme diabolique sur le premier quart de la saison. Une accélération immédiate et brutale qui essore le peloton des concurrents. Avec 31 points en 12 matchs, la Toon Army a déjà semé le champion en titre qui, malgré Alan Shearer, connaît un début d’exercice catastrophique. À ce stade, seuls Liverpool et Manchester United semblent avoir les armes pour recoller. Si les Scousers accusent un retard de huit points, la montée en puissance du duo McManaman – Fowler ne semble pas connaître de limite. Robbie Fowler enchaîne les buts et après un quadruplé contre Bolton, il passe un doublé aux Red Devils.
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Les Mancuniens, eux, restent au contact, à 5 points. Progressivement, la tactique d’Alex Ferguson se met en place. Un jeu simple, vif et instinctif. Une approche qui repose sur la proximité entre les joueurs, la connaissance des déplacements de chacun. United n’est pas du genre à construire tranquillement, non, la vitesse est essentielle. Pour Fergie, c’est la vélocité des passes, des appels, de la compréhension du jeu qui permet réellement de se procurer des opportunités.
Le schéma est simple: on cherche le décalage au milieu, de préférence légèrement excentré pour pouvoir combiner avec l’ailier ou le latéral. Le mouvement est permanent et facilite le succès des combinaisons en triangle au milieu. Une fois la brèche ouverte, le latéral, l’ailier ou les deux s’y engouffrent, alors on peut rechercher l’axe. Soit dans la surface, où les milieux arrivent lancés afin d’offrir un maximum d’appels différents au centreur, soit plus loin du but si aucun décalage n’a pu être trouvé. Inlassablement, la manœuvre se répète. L’apport des milieux est prioritaire pour le technicien écossais, les montées de Scholes ou Keane servent à densifier la présence dans la surface adverse, mais aussi à asphyxier les relances adverses en cas de perte de balle. Tout le monde participe à l’animation offensive et 4 joueurs inscrivent au moins dix buts au terme de la saison (Giggs, Cantona, Cole et Scholes).
Six mois après son arrivée, Keith Gillespie s’intègre parfaitement au sein du onze de Newcastle et confirme les espoirs de Kevin Keegan. Séparé de ses camarades de la Class of 92, le Nord-Irlandais anime brillamment son côté droit. Surnommés les Entertainers, les Magpies impressionnent le royaume par la férocité de leur jeu. Un groupe tourné vers l’offensive auquel l’entraîneur anglais accorde une confiance aveugle. Une énergie incarnée par le milieu box to box Rob Lee. Infatigable, l’anglais est partout et remonte sans cesse les ballons, doué face au but, il est l’un des véritables détonateurs de l’équipe de Kevin Keegan. Sur le côté gauche, la recrue estivale, David Ginola régale Saint James Park et ne tarde pas à en devenir le protégé. Le Français n’est jamais avare de gestes classes pour rendre au public l’amour qu’il lui porte. Un indémodable 442 dont la tête est composée de Peter Beardsley et Les Ferdinand, le premier joue en soutien tandis que le second hante constamment la surface. Assoiffé de buts, doué d’un excellent jeu de tête Ferdinand fructifie merveilleusement bien les centres de Gillespie et Ginola.
Un champion d’hiver chahuté
La recette fonctionne si bien qu’à la mi-saison, les Geordies semblent inarrêtables. Quarante-cinq points, dix d’avance sur Manchester. 40 buts inscrits, 16 encaissés. Bref, les Entertainers honorent parfaitement leur surnom, les hommes du double Ballon d’Or sont prêts à déclencher un séisme sur la Premier League. Pourtant, Alex Ferguson continue d’y croire, forcément. Peut-être même perçoit-il l’avantage que peut lui procurer cette situation. Son groupe est jeune et Manchester United est un club qui n’a pas le droit à l’erreur, après deux titres successifs en 1993 et 1994 Alex Ferguson ne peut plus se permettre d’échouer comme la saison précédente, à la dernière journée. En endossant le costume du chasseur, la jeune équipe se déleste de la pression du leader. Or, le manager écossais le sait, c’est une guerre psychologique qui se joue face à Newcastle.
Le premier rendez-vous a lieu le 27 décembre, en plein Boxing Day pour le compte de la 20eme journée. Un match déjà décisif. À Old Trafford, les Magpies n’arrivent jamais à submerger Peter Schmeichel, les Red Devils dominent le sujet (2-0) et infligent la troisième défaite de la saison à Newcastle. En guise de supplément, Phil Neville blesse son ancien coéquipier Keith Gillespie et l’éloigne des terrains pour toute la durée du Boxing Day. Émoussés par cette défaite et affaiblis psychologiquement, les coéquipiers de David Ginola chutent sur le même score face à West Ham. Par chance, Manchester United ne profite pas du faux pas du leader et Newcastle conserve une solide avance en janvier, mais les premières failles commencent à apparaître.
Hors du terrain, les fêlures de Keith Gillespie sont déjà connues. Son addiction aux jeux d’argent empire depuis son départ de Manchester. Il avouera d’ailleurs avoir perdu plus de 60 000 euros après avoir parié que son équipe gagnerait par moins de quatre buts d’écart. À 3-0 le Nord-Irlandais se refuse à attaquer davantage. Seulement les Entertainers ne s’arrêtent pas là et font échouer le pari de Gillespie. La seconde partie de la saison sera difficile pour Gillespie qui perd sa place au profit de la recrue colombienne Faustino Asprilla.
French Flair
À la reprise, Newcastle n’a plus un, mais deux poursuivants, Liverpool est revenu à égalité avec Manchester United et affiche une dynamique prometteuse. Liverpool et son duo Fowler-McManaman frappe la Premier League avec des succès retentissants: 5-0 à Leeds lors de la 24ème journée. Elland Road assiste désabusé aux 20eme et 21eme buts de Robbie Fowler. Malgré ses performances, aucun des deux poursuivants ne parvient à refaire son retard et Newcastle compte jusqu’à 9 points d’avance à onze matchs de la fin. Un retour en forme, après un hiver difficile, qui coïncide avec le regain de forme de David Ginola. Pièce maîtresse du schéma de Keegan, le Français dépasse les plus hautes attentes et n’en finit plus de séduire l’Angleterre.
À l’approche du sprint final, Newcastle flanche une première fois face à un Manchester City qui joue le maintien. 3-3. La rencontre suivante ? Celle de la revanche contre les Red Devils. 29eme journée, 7 points séparent les deux équipes, Saint James’ Park bouillonne pour ce qui s’annonce comme le match le plus important de la saison. En cas de victoire, le titre leur tend les bras.
Mais en face, la Class of 92 a pris le ton de la Premier League, une entente exceptionnelle encore démontrée au match précédent par le trio Beckham-Giggs-Scholes. Et comme pour les Magpies, le succès des Mancuniens passe par les performances d’un Français. Une des meilleures saisons d’Eric Cantona sous la tunique rouge qui s’appuie sur Andy Cole pour reculer et orienter le jeu. Souvent à la création, toujours explosif, il fracture les défenses adverses. Au sommet, Eric Cantona éteint Saint James’ Park en inscrivant l’unique but du match à la 51eme minute. La Toon Army jette toutes ses forces dans la bataille poussé par les supporters. Mais Peter Schmeichel est intraitable et ni Ginola ni Ferdinand ne réussissent à tromper le Danois. Plus que quatre points d’avance.
Lors de la 33ème journée, Manchester United reçoit le Arsenal de Ian Wright, véritable outsider de la saison avec Liverpool. Les Scousers, eux, accueillent Newcastle : une journée au sommet donc. À l’issue d’un match hors du commun, les Scousers dominent Newcastle 4-3. Menés par deux fois, Liverpool ne craque jamais et, encore une fois, porté par son duo Fowler/McManaman revient au score. Dans un Anfield en fusion, c’est finalement Collymore qui inscrit un doublé aussi salvateur qu’improbable. Dans le même temps, Eric Cantona marque le but de la victoire face aux Gunners. Les Magpies sont à bout de souffle, la victoire finale est alors incertaine. Newcastle accuse le coup dans le sprint final et David Ginola n’est pas capable de porter son équipe aux pires moments, à l’inverse de son alter ego mancunien, auréolé du titre de joueur du mois de mars. Les deux Français, bannis de la sélection, apportent ce supplément esthétique dont les Anglais raffolent tant, cette détonation qui rend leurs équipes si performantes.
La guerre des nerfs
Mi-avril, Manchester United tient les rênes du championnat, deux points devant Newcastle, mais compte un match supplémentaire. Mais après une victoire à l’arrachée contre Leeds United (1-0) Newcastle recolle, Ferguson provoque alors l’ancien joueur d’Hambourg. En conférence de presse, l’entraîneur mancunien s’étonne de la performance délivrée par des équipes comme Nottingham Forest ou Leeds. Selon lui ces clubs ont démontré plus de détermination qu’à l’habitude, et ce, uniquement parce qu’ils jouaient contre Manchester United. La bataille pour le titre se joue sur plusieurs terrains et Alex Ferguson détourne l’attention de son équipe pour mettre la pression sur son rival. Hasard du calendrier bien sûr, Nottingham Forest affronte Newcastle pour l’avant-dernier match de la saison. Kevin Keegan, outré, répond frontalement à la malice de l’Écossais et laisse exploser sa colère.
Quelques jours seulement après, Forest reçoit Newcastle pour un match en retard de la 30ème journée. Même si les Geordies ont du mal à l’extérieur, l’occasion est là. En cas de victoire, le club du nord de l’Angleterre reviendrait à 79 points, soit autant que les Red Devils. Après 30 minutes, Beardsley donne le ton, perfore la défense avant, en bout de course, d’envoyer une frappe dans la lucarne depuis le côté gauche de la surface. Mais le rêve n’est pas permis pour les Entertainers. Juste avant la mi-temps, Les Ferdinand rate un tir à bout portant, puis trouve la transversale sur une tête. Deux ratés au coût exorbitant. Encore une fois, le rencontre vire au drame. Alors que Newcastle maitrise le match, un contrôle raté au milieu de terrain lance une contre-attaque de Forest. Une offensive conclue par une frappe surpuissante de Ian Woan à 25 mètres. Le visage de Keegan se liquéfie. Tout va se jouer à la 38eme et ultime journée.
Middlesbrough reçoit Manchester United, Saint James’ Park accueille Tottenham. La tension s’empare des bords de la Tyne. La ville est pavoisée de noir et de blanc, les pubs sont plus garnis que jamais et Saint-James Park bouillone. Toute une ville se prépare à remporter le championnat pour la première fois depuis 1927.
Les Red Devils ne tremblent pas, une qualité qui fera la force de la Class of 92. Manchester United ouvre la marque dès la 15ème minute et jette le froid sur les bords de la Tyne, pendant que les noirs et blancs se démènent pour égaliser face à Tottenham la Class of 92 lave l’affront de l’année passée en battant Borough 3-0. Ginola, Beardsley et Ferdinand, ne parviennent pas à mettre en échec la défense des Spurs emmenée par Sol Campbell (1-1). Pas encore anobli, Ferguson écrit un peu plus la légende des Red Devils en glanant un troisième championnat d’Angleterre. Un savant mélange d’expérience et de fraîcheur, entre inventivité et rigueur que seul Alex Ferguson semblait être en mesure d’orchestrer. Mais ce sont avant tout les qualités de manager de Ferguson qui ressortent. En donnant sa confiance à une nouvelle génération, certes bien entourée, l’Écossais a réussi son pari: dominer la Premier League.
Après cette déconvenue, les dirigeants de Newcastle comme Kevin Keegan ne jettent pas l’éponge. Alan Shearer, meilleur buteur de l’exercice précédent (31 buts), débarque chez les Geordies. Insuffisant. Dès la rentrée, pour le Community Shield, les Red Devils corrigent les partenaires de Shearer 4-0. Une saison qui voit la Toon Army échouer à la seconde marche et qui voit surtout le licenciement de Kevin Keegan à l’hiver, sans doute épuisé mentalement par le duel mental l’opposant à Alex Ferguson. Après 1997, Newcastle n’arrive plus à concurrencer la Class of 92 et laisse la place au Arsenal de Wenger.
Sources :
- Dan Williamson, “The night Peter Schmeichel tilted the title away from Newcastle”, These football times.
- Matt Gault, “Kevin Keegan: the Messiah of Newcastle”, These football times.
- Dan Williamson, “How Everton’s glorious 1995 FA cup win over Manchester United changed the course for both clubs”, These football times.
Crédits photos : Icon Sport