Certains disent qu’il est le plus grand. Élu Ballon d’or des Ballons d’or en 1989 pour récompenser l’ensemble de sa carrière, Alfredo Di Stéfano a illuminé le monde du football par son génie. Véritable virtuose du rectangle vert, la « flèche blonde » est devenue une légende de ce sport. Rétrospective de la carrière du premier Galactique de l’histoire du Real Madrid.
« Alfredo Di Stéfano était le plus grand footballeur de tous les temps, bien mieux que Pelé. Il était à la fois le point d’ancrage en défense, le meneur de jeu au milieu de terrain et le tireur le plus dangereux en attaque ». Pour Helenio Herrera, entraîneur emblématique de l’Inter des années 60, Alfredo Di Stéfano était un joueur à part.
Potreros, semaines à la ferme et Máquina
Sa vie a pourtant commencé comme beaucoup de petits argentins. Né le 4 juillet 1926 à Buenos Aires, le jeune homme découvre le football sur les potreros du quartier de Barracas. Issu d’une famille modeste, Alfredo Di Stéfano arrête l’école à 14 ans pour aider son père à la ferme. Plutôt une bonne nouvelle pour le l’adolescent tant il s’y ennuie, lui qui déclarera même plus tard qu’il a commencé à apprécier l’école le jour où il l’a quitté. Ses semaines sont donc ponctuées par la surveillance et la traite des vaches.
Son père, le laisse toutefois intégrer l’équipe du village. Il faut dire que cet ancien joueur de football de River Plate est un grand amoureux du ballon rond. Le petit Alfredo peut enfin jouer avec un vrai ballon et prendre le train pour affronter les équipes adverses. C’est l’aventure.
Comprenant que son fils est fait pour le football, la mère d’Alfredo lui écrit une lettre de recommandation pour qu’il intègre River Plate. Après un essai, il signe en tant qu’amateur et dispute son premier match amical à 18 ans contre San Lorenzo. Le 15 juillet 1945, suite à une blessure d’Adolfo Pedernera, attaquant vedette du club, Alfredo Di Stéfano dispute son premier match officiel.
Même si le jeune homme fait forte impression, les places sont chères. A l’époque, River Plate est considéré comme l’un des meilleurs clubs du monde. L’entraineur Renato Cesarini dirige une armada offensive composée d’Adolfo Pedernera, Angel Amadeo Labruna, Juan Carlos Muñoz, José Manuel Moreno et Felix Loustau. Ils forment à eux cinq La Máquina (« la machine ») qui remportera le championnat en 1941, 1942, 1945 et 1947. Véritable ode au beau jeu, les joueurs de La Máquina aiment tellement se faire des passes qu’ils oublient parfois de tirer au but ce qui donne des sueurs froides aux supporters. Ce n’est pas pour rien qu’on les appelait « Los Caballeros de la Angustia », autrement dit, « Les Chevaliers de l’angoisse » :
« À force de trop jouer, on en oubliait presque de marquer. Franchement, cette équipe aurait pu mettre des raclées à tout le monde, mais au final elle gagnait toujours par un seul but d’écart. Elle ne tuait pas ses adversaires, juste pour donner un peu de piment à la rencontre. Ce manque d’efficacité a fini par exaspérer le public » Alfredo di Stéfano
Huracán comme terrain de jeu
Pour l’heure, Alfredo Di Stéfano remporte avec ses coéquipiers le championnat 1945 mais est relégué au rôle de remplaçant. A l’époque, il fallait attendre la blessure d’un joueur pour espérer jouer, ce qui ne facilitait pas les choses. Barré par la concurrence d’une équipe hors du commun, il décide de rejoindre le CA Huracán pour une saison dans le cadre d’un prêt en 1946.
C’est ici qu’il va tout apprendre et s’imposer en tant que titulaire à l’âge de 20 ans. Dans ce club du barrio de Parque Patricios, Alfredo Di Stéfano laisse exprimer son génie. En cela, il ne ménage pas ses efforts et n’hésite pas à apporter du soutien à ses coéquipiers pour défendre. Rien à voir avec la tactique stricte de River Plate :
« À River Plate, à chaque fois que je décrochais, tout le monde s’énervait contre moi. « Eh ! Qu’est-ce que tu fais aussi bas. Reste devant ! » Les milieux de terrain de River Plate s’embrouillaient avec moi dès que je venais dans leur périmètre. »
Alfredo Di Stéfano est effectivement partout. Positionné sur l’aile droite, il décroche régulièrement dans l’axe pour se créer des occasions de but. Joueur très complet, il apprend à Huracán le goût de l’effort en faisant des allers-retours sur tout le terrain pour aider ses camarades. Etant donné ce profil polyvalent, l’entraineur d’Huracán le replace derrière l’avant centre. Après une saison de 27 matchs et 10 buts inscrits, il est temps de retourner là où tout a commencé. Cette fois, rien ne sera comme avant.
Retour à River Plate, gardien improvisé et grève générale
Lorsqu’Alfredo Di Stéfano retourne à River Plate en 1947, une place est libre : Adolfo Pedernera vient de rejoindre le CA Atlanta. Le jeune homme devient titulaire et fait des miracles. En inscrivant 27 buts en 30 matchs, celui qu’on surnomme « Saeta Rubia » (flèche blonde), en raison de sa vitesse et de sa chevelure, devient meilleur buteur du championnat. Il ferrait presque oublier son ancien coéquipier… Lors du Superclásico contre Boca Junior, il prend même l’initiative de remplacer le gardien blessé pendant les 20 minutes durant lesquelles il se soigne :
« Vu que je marquais des buts, je savais quels étaient les points faibles des attaquants et quels gestes il fallait faire pour arrêter un ballon. Je savais que je pouvais m’en sortir tranquillement. (…) Au départ, les joueurs de Boca ont frappé de 50 mètres, histoire de me tester un peu. Quand ils ont vu que j’arrêtais les ballons avec une seule main, ils se sont définitivement arrêtés de tirer. Notre gardien est revenu et moi, je suis retourné en attaque. Ce jour-là, on a gagné 2-1. » Alfredo Di Stéfano
A la fin de la saison, le club à la diagonale rouge remporte le championnat 1947. L’édition suivante sera cependant plus agitée lorsque plusieurs joueurs décident de faire grève. Ces derniers demandent de meilleurs salaires au vu de ce que les clubs engrangent comme bénéfices. Alfredo Di Stéfano fait partie de ceux là et il apprend que le football colombien propose des contrats très alléchants. Il reçoit dans la foulée un télégramme lui demandant s’il est intéressé pour jouer au Millonarios de Bogota, en Colombie. Le joueur décline l’offre mais deux jours plus tard, River Plate informe le joueur qu’ils ont reçu un coup de téléphone des dirigeants colombiens. La Saeta Rubia apprend alors que son ancien coéquipier, Adolfo Pedernera, vient de rejoindre le club en question et qu’il aimerait que son ancien camarade le rejoigne. L’attaquant ne réfléchit pas longtemps :
« J’ai hésité. Mais quand les dirigeants des Millionarios m’ont annoncé ce que j’allais toucher, j’ai fait mes valises sans me poser de questions. » Alfredo Di Stéfano
Millions, pirates et Pacte de Lima
L’attaquant de River Plate va effectivement gagner autant d’argent en un an qu’en dix ans à Buenos Aires ! Un écart de salaire qui interroge ce championnat quelque peu folklorique… Dans les années 1940, plusieurs dirigeants colombiens souhaitent développer le football local à coup de millions de pesos. Une équipe en est le parfait exemple : l’Independiente Bogota. Créé en 1938, le club veut enrôler des joueurs argentins seulement trois ans après sa création et change de nom en devenant le Millonarios FC. De nombreux matchs amicaux avec de grandes équipes sont organisés, l’affluence est plutôt bonne et les joueurs sont grassement payés. La Colombie devient alors le nouvel eldorado et pourtant… En 1948, cette folie des grandeurs entraîne la création d’une ligue pirate : la « Division Mayor de Futbol Colombiano ». Pour la fédération et la FIFA, cette décision est un affront. L’organisation internationale décide alors d’exclure tous les clubs qui y prennent part. Cette sanction n’est cependant pas très handicapante. Il devient même plus simple pour les joueurs de rejoindre les équipes colombiennes car les indemnités de transfert sont exonérés. C’est donc dans ce contexte qu’Alfredo Di Stéfano s’enfuit de River Plate pour rejoindre le club hors la loi des Millonarios de Bogota en 1949. Il y remportera trois fois le titre de champion de Colombie et deviendra meilleur buteur du championnat à deux reprises.
Du coté de River Plate, la présidence se sent lésée par la fuite de son joueur. C’est donc en 1951 que les représentants des fédérations d’Amérique du Sud se rencontrent pour trouver une solution. Le « Pacte de Lima » est alors proposé. Les conditions sont claires : pour que la Colombie soit de nouveau reconnue par la FIFA, les joueurs achetés illégalement devront retourner dans leur club d’origine au 1er janvier 1955. D’ici là tout transfert est interdit. Les clubs colombiens acceptent, ce qui leur permet de retrouver le football international. Le Millonarios FC peut donc participer au tournoi du cinquantenaire du Real Madrid en 1952 dans la capitale espagnole. Lorsque le club colombien affronte les Merengues, Alfredo Di Stéfano se fait remarquer en inscrivant un doublé qui offrira une victoire 4 buts à 2. Les Millonarios gâchent même la fête en remportant le tournoi. Le public espagnol découvre alors un joueur hors du commun : Alfredo Di Stéfano.
Bataille juridique et jeu de dupes
Suite à cette démonstration, le Real Madrid et le FC Barcelone sont sur le coup pour signer l’attaquant de 26 ans. Le président de la « Maison Blanche », Santiago Bernabéu passe même dans le vestiaire à la fin du match pour rencontrer la pépite argentine.
La bataille s’annonce rude pour le président du Real Madrid car le Barça est naturellement l’équipe la plus attrayante. Venant tout juste de remporter une deuxième fois le doublé coupe/championnat, le FC Barcelone est l’ogre espagnol. Lorsque leur attaquant vedette, László Kubala tombe malade à la fin de l’année 1952, la direction souhaite signer Alfredo Di Stéfano pour le remplacer. Le président, Enrique Martí Carreto, demande alors au secrétaire technique, José Samitier, de s’occuper du transfert. Oui mais voilà, une question se pose : à qui appartient le joueur ?
Alfredo Di Stéfano est effectivement salarié des Millonarios de Bogota mais appartient toujours à River Plate selon la FIFA. Le FC Barcelone décide alors de négocier le transfert avec River Plate et offre quatre millions de pesetas tout en avançant le club argentin de 2 millions de pesetas. Comme convenu dans le Pacte de Lima, le joueur pourra porter les couleurs des Blaugranas le 1er Janvier 1955.
Problème : Alfredo Di Stéfano débarque sur la côte méditerranéenne le 23 mai 1953 ce qui déplaît au club colombien qui porte plainte contre le FC Barcelone. Son président, Enrique Martí Carreto, comptait en effet garder son joueur sans l’aligner pendant un peu plus d’un an. De son coté, le Real Madrid négocie avec les Millonarios grâce à Raimundo Saporta qui se rend à Bogota en juillet 1953 avec un chèque de 27 000 dollars. Cet accord rend les Merengues prioritaires sur le transfert car les droits du joueurs sont détenus par le club colombien.
Alfredo Di Stéfano s’éloigne donc peu à peu de la Catalogne. Le président du Barça se rend compte que son plan tombe à l’eau car le Real Madrid détient les droits de la Saeta Rubia. En outre, László Kubala se remet peu à peu de son infection pulmonaire. Le FC Barcelone tente alors de céder Alfredo Di Stéfano à la Juventus, en vain. Le club catalan demande à River Plate le remboursement du transfert et fait jouer son attaquant seulement lors de matchs amicaux avant qu’il ne file au Real Madrid. Entre temps, la FIFA avait même proposé que le joueur joue pour chaque équipe une saison sur deux !
L’amorce d’un règne sans partage
Dès son arrivée, Alfredo Di Stéfano dispute son premier match sous les couleurs de la maison blanche contre le FC Nancy. Une victoire en soit car il n’avait plus joué de match officiel depuis plusieurs mois. Même si salaire représente 40% des recettes du club, le Real ne va pas le regretter car en octobre 1953, il dispute son premier Clásico et colle deux buts au Barça lors d’une victoire 5 buts à 0. Les Catalans commencent déjà à s’en mordre les doigts…
Alfredo Di Stéfano marque trois fois lors de ses quatre premiers matchs avec le Real Madrid. Lors de sa première saison, il inscrit 28 buts soit l’équivalent d’un par match. Avec son nouvel atout offensif, le Real Madrid va passer dans une autre dimension. A son arrivée, le club madrilène n’est effectivement pas le club qu’on connaît aujourd’hui. Les Merengues ont remporté seulement deux titres nationaux contre six pour le Barca, cinq pour Bilbao, quatre pour l’Atlético de Madrid et trois pour Valence. En terminant meilleur buteur du championnat lors de sa première saison, l’attaquant offre à son nouveau club son premier titre de champion depuis 21 ans. Et pourtant, ce n’est que le début d’une domination sur le championnat espagnol. Ce succès en 1954 va attirer beaucoup de public au stade. Un élément dont va se servir Santiago Bernabéu pour recruter d’excellents joueurs grâce à la vente des billets qui monte en flèche. Héctor Rial rejoint alors les Madrilènes sur les conseils d’Alfredo Di Stéfano. La saison suivante, le Real Madrid remporte le championnat devant son rival catalan.
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En 1955, la Coupe d’Europe est lancée. Les hommes de Santiago Bernabéu vont alors écraser la concurrence en remportant les cinq premières éditions de la compétition. Alfredo Di Stéfano marque au moins un but lors de chaque finale diffusée à la télévision. Les Madrilènes semblent inarrêtables. Avec l’arrivée du rémois Raymond Kopa en 1956 et de Ferenc Puskás en 1958, le Real Madrid s’étoffe. Grâce à une telle armada, le club de la capitale remporte le titre de champion d’Espagne en 1957 et 1958.
Alfredo Di Stéfano remporte le ballon d’or en 1957 et en 1959. A l’époque, l’idée était d’attribuer un seul ballon d’or par joueur. Mais devant les performances démentielles de l’attaquant Merengue, la décision a été prise de lui décerner un deuxième ballon d’or en 1959. C’est ainsi que la tradition du ballon d’or unique prit fin et que plusieurs joueurs ont pu en obtenir plusieurs. Concernant la Coupe d’Europe, la finale de 1960 est pour sûr la plus spectaculaires des cinq remportées par le Real Madrid. Devant 127 621 spectateurs au Hampden Park, les Merengues terrassent l’Eintracht Francfort sur le score de sept buts à trois. Alfredo Di Stéfano signe un triplé tandis que son compère Ferenc Puskás inscrit un quadruplé. Aux cotés de Francisco Gento, ces derniers forment un formidable trio.
Enlèvement et retour en Catalogne
Le règne européen des Madrilènes prend fin l’année suivante, suite à une défaite en huitième de finale face au FC Barcelone. En 1962, c’est le Benfica Lisbonne d’Eusébio qui s’impose en finale sur le score de 5 but à 3 face aux Merengues qui vivront une deuxième désillusion en finale 1964 face à l’Inter, défaits trois but à un. Ce sera le dernier match à Madrid de la « flèche blonde », désormais appelé le « divin chauve ». Les relations entre l’administration et le joueur se sont effectivement détériorées peu à peu. Lors de la finale perdue en 1964, Alfredo Di Stéfano se dispute avec l’entraîneur du Real Madrid, Miguel Muñoz.
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Un peu plus tôt, en août 1963, Santiago Bernabéu l’obligeait même à jouer le lendemain d’un enlèvement. Lors d’une tournée au Venezuela avec le club madrilène, deux personnes toquent à la porte de la chambre d’hôtel de Di Stéfano. Ces personnes se présentent comme des policiers et lui demandent de le suivre. Une fois dans la voiture, ils lui annoncent qu’ils sont en fait de guérilleros des forces armées de libération nationale du Venezuela. Alfredo Di Stéfano est alors prit en otage. Ses ravisseurs profitent de la lumière du joueur mondialement connu et lui annoncent que son enlèvement est orchestré afin de dénoncer la chute du baril de pétrole. Finalement, l’attaquant est libéré au bout de deux jours. Cet évènement sera le début d’une rupture avec le club. Après onze ans de bons et loyaux services au Real Madrid, Alfredo Di Stéfano se lance un dernier défi en terminant sa carrière à l’Espanyol Barcelone pour un bail de deux ans. il participe à 60 matchs et inscrit 14 buts aux cotés de son ancien rival László Kubala.
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Malgré un palmarès en or, Alfredo Di Stéfano n’a jamais pris part à une Coupe du Monde. Naturalisé espagnol en octobre 1956, l’attaquant n’a pas participé à l’édition suédoise en 1958 car l’Espagne n’y était pas présente. Lors de l’édition chilienne en 1962, l’attaquant vedette n’a pas pu jouer suite à une blessure. Officieusement, il a même joué quatre rencontres avec une sélection non reconnue en Colombie. Sous les couleurs de la sélection espagnole, il a participé à 31 matchs et a marqué 23 buts. Son seul trophée notable en sélection demeure la Copa América qu’il a remporté avec l’Albiceleste en 1947.
Alfredo Di Stéfano a régné pendant plus d’une décennie sur le football mondial. Doté d’une vision de jeu hors du commun et d’une efficacité à nulle autre pareil, la « flèche blonde » était éblouissante. Sur l’ensemble de sa carrière, l’attaquant hispano-argentin a inscrit 504 buts en 661 matchs officiels. Les superlatifs manquent pour qualifier un tel génie. Il restera à jamais, la première légende du Real Madrid.
Sources :
- Richard Coudrais, « La légende de Don Alfredo », Cahiers du Football
- Richard Coudrais, « L’eldorado du football colombien », Cahiers du Football
- Aurélien Ros, « L’affaire Di Stefano, ou la naissance du football mondialisé », Cahiers du Football
- Robin Delorme, « Di Stéfano, un clásico sans ballon », So Foot
- Javier Prieto-Santos, « Di Stéfano : Je ne suis pas un héros, je ne suis personne », So Foot
- Yann Bouchez et Pierre Jaxel-Truer, « Football : Alfredo di Stefano, légende du Real Madrid est mort », Le Monde
- Andrew Flint « Di Stéfano », These Football Times