Le 21 février 1944, plusieurs résistants sont fusillés au Mont-Valérien. Parmi eux, se trouve un jeune homme de 20 ans. D’origine italienne, c’est un prometteur footballeur ayant porté le maillot du Red Star et militant d’une structure résistante, connue aujourd’hui sous le nom de « Groupe Manouchian ». Ce jeune homme c’est Rino Della Negra. Né à Vimy dans le Nord, le 18 août 1923, ce personnage historique semble aussi mythique qu’abstrait. Pourtant, sa mémoire est cultivée, que cela soit à Saint-Ouen par les supporters du club à l’étoile rouge, ou à Argenteuil, la ville de son enfance, par sa famille. Une question toute simple se pose alors : qui était-il vraiment ? Une biographie renouvelée, sous le nom de Rino Della Negra, footballeur et partisan, entend répondre à cette question.
Les deux auteurs de cet ouvrage d’exception, Dimitri Manessis et Jean Vigreux, nous ont accordé un entretien, pour discuter de « Rino » et de leurs recherches. Le premier est docteur en histoire et le second professeur d’histoire contemporaine à l’université Bourgogne Franche-Comté.
Propos recueillis par Lucas Alves Murillo
Le Corner : Si vous le voulez bien, commençons avant le commencement. Quelle est la genèse de cet ouvrage ? En d’autres termes, comment vous retrouvez-vous autour de cette idée commune, celle d’une biographie renouvelée de Rino Della Negra ?
Dimitri Manessis : Cela vient à l’origine d’une écharpe. Une écharpe que j’achète aux supporters du Red Star, au cours de la saison 2017-2018. Celle-ci dispose d’un fond blanc, de rayures vertes et porte la dénomination « Tribune Rino Della Negra ». Jean, qui était à l’époque mon directeur de thèse, me voit avec celle-ci lors d’un séminaire à l’université de Bourgogne. Il me demande ce qu’elle représente et signifie, puis nous discutons rapidement de tout cela. Le lendemain, Jean me téléphone pour me dire qu’il s’est renseigné et qu’il n’existe aucun travail scientifique avancé autour de Rino Della Negra. Cette figure lui plait, notamment les liens existant avec le football, et me propose de mener une enquête avec lui, puis d’en faire un livre. Quand ton directeur de thèse te propose un projet d’ouvrage, durant la rédaction de ta thèse et dans un sujet éloigné de celle-ci, tout d’abord, tu as peur. Puis, tu dis oui, et tu es très heureux.
Jean Vigreux : Je trouvais que le sujet était trop beau et qu’il fallait que l’on fasse quelque chose. Cela permettait aussi de travailler ensemble. On parle souvent des plagiats concernant les directeurs de thèse envers leurs doctorants et je voulais montrer qu’il était possible d’avoir d’autres relations que celles-là, de travailler ensemble sur des thématiques qui nous sont propres et communes, dans une véritable association, entre un jeune doctorant et un enseignant confirmé. Un chemin légèrement détourné pour ma part avec le football, car c’était la première fois que j’allais sur ce terrain. Le reste, en ce qui concerne les processus de politisation, les classes populaires, la Résistance, les mémoires ce sont des choses qui me sont plus familières. Je suis très content de ce travail mené avec Dimitri.
Dimitri, par l’achat de cette écharpe, indique indirectement l’attrait qu’il possède pour le football… Pour vous, Jean, qui dites être éloigné des thématiques sportives justement, quel fut le processus pour se familiariser à un tel sujet ?
J. V. : Sur le sport, je disposais tout de même d’une bibliothèque importante. Qu’il s’agisse des travaux de Stéphane Beaud, Fabien Archambault, Marion Fontaine, Olivier Chovaux ou encore de Paul Dietschy, sans oublier Alfred Wahl… Je connaissais les grandes lignes de la bibliographie sur le football. Ce n’était pas un souci. Disons que ce n’est pas sur le sport que j’avais mené des travaux spécifiques. Surtout, Rino était connu et disposait de certaines notices biographiques, notamment celle du Maitron [Dictionnaire biographique en ligne, concernant le mouvement ouvrier/social, ndlr], très bien faite, mais lacunaire. Notre volonté était d’avancer des faits vérifiés et ne pas simplement poser de nouvelles questions sur son parcours et sur une biographe qui serait par ailleurs forcément très courte, Della Negra étant mort à 20 ans. Tout l’enjeu était là.
Comme vous l’évoquiez à l’instant, Rino est déjà relativement connu et nous étions au fait de certaines de ses actions dans la Résistance. Néanmoins, pour dire de nouvelles choses, il faut trouver de nouvelles sources, qu’elles soient orales, écrites… Dès lors, quelles sont les premières actions à entreprendre, pour enrichir ce sujet partiellement exploré ?
D. M. : On se pose, on discute et on réfléchit à la constitution d’un corpus de sources. C’est notamment dans ce cadre qu’il était intéressant de travailler à deux, l’un complétait les idées de l’autre, et inversement. Très rapidement, on s’aperçoit de la multitude de directions vers lesquelles on doit s’orienter. On essaie de constituer le corpus de sources le plus large possible, mais, comme l’a dit Jean, celui-ci concerne un très jeune homme. Par conséquent, ce ne fut pas toujours évident. Au-delà de certains fonds d’archives, on a eu la chance de faire deux rencontres importantes au cours de cette enquête : Gabrielle Crouin et Yolande Della Negra.
La première est une amie d’enfance de Rino Della Negra. Elle nous a accueilli chez elle pour nous raconter bon nombre de ses souvenirs, au sujet du quartier italien de « Mazzagrande » [surnom donné à un quartier d’Argenteuil regroupant de nombreuses familles immigrées italiennes, dont celle de Rino, ndlr] ou les relations directes qu’elle entretenait avec lui. Tout ceci nous a permis d’entrer de plein pied dans l’enfance et la jeunesse du principal concerné. La seconde est la belle-sœur de Rino [l’épouse de son petit frère, Rémo Fiori, né en 1925, ndlr]. Cette dernière nous a conté la mémoire familiale, mais nous a, surtout, donné accès aux archives des Della Negra. Dans ces archives nous avons retrouvé énormément de choses, telles des photographies, des dessins… Dont beaucoup sont à retrouver dans le cahier photographique de l’ouvrage. Ces deux rencontres ont permis de donner une grande substance à notre travail. À coté, il y a aussi tous les autres fonds que nous avons explorés, sans exhaustivité. Je pense notamment aux Archives nationales ou aux archives de la Préfecture de police. Tous ces fonds, qui traitent à la fois du football, de l’immigration, de la Résistance, des processus de politisations populaires… me permettent de dire que cet ouvrage repose sur un corpus solide.
J. V. : Ce solide corpus a profité de l’ouverture des archives relatives à la Seconde Guerre mondiale, entre la fin 2015 et le début de l’année 2016. Nous avons donc bénéficié de « nouvelles » archives, concernant les listes d’attentats, les inventaires policiers des archives nationales… En les recoupant nous avons pu découvrir de nouvelles choses. Ensuite, les archives de la Préfecture de police, celles abordant ceux qui traquaient et chassaient les résistants, les brigades spéciales, ainsi que leurs interrogatoires. On a pu partir de ces choses qui n’avaient jamais été vues. Parallèlement, il y a également le Service Historique de la Défense, dans lequel se trouve le dossier personnel de Rino, sa mère ayant obtenu la reconnaissance de son fils comme « mort pour la France ». Tout ceci nous a permis de tirer les fils et de reconstituer sa biographie. Néanmoins, ici s’agit seulement de ce que je nommerais les « forces de répression ». Nous avons aussi prospecté du côté des archives du Musée national de la Résistance à Champigny, pour tout ce qui concernait les FTP-MOI [Franc-tireurs et partisans – Main-d’œuvre immigrée, des unités de la résistance communiste dont fait partie Rino, ndlr] ou la résistance communiste plus globalement. Ainsi, nous avons pu tracer le fil rouge de cette biographie, celle d’un footballeur passionné, antifasciste et issu d’un milieu italien populaire, tout en relevant ses actions de l’année 1943.
Ces nombreuses sources, émanant de différentes entités, par ailleurs antagonistes au moment des faits contés, posent la question de la méthode historique. Quelle fut la difficulté, si difficulté il y a eu, pour combiner toutes ces données et démêler le vrai du faux ? Plus encore, comment bien interpréter les sources orales, forcément sujettes à la subjectivité, aux imprécisions ou même à l’oubli ?
D. M. : Quand tu travailles sur un sujet de ce type, tu te rends vite compte de la nécessité du recoupement des sources, chose qui nous apparaît essentielle et logique, au contraire de certaines personnes qui prétendent faire de l’histoire. Dans le cas du travail sur Rino, ce recoupement des sources, cette administration de la preuve, sont importants, car nous sommes confrontés à des sources très diverses. Elles portent chacune un discours. Des témoignages d’anciens résistants publiés après-guerre, des témoignages familiaux au XXIème siècle, des sources policières d’époque… Tu te retrouves avec autant de récits différents.
Tu es obligé, en tant qu’historien, de croiser ces éléments et, le cas échant, quand tu n’es pas en mesure de donner un avis définitif, d’émettre des hypothèses. C’est plusieurs fois le cas dans l’ouvrage. Par exemple, quand tu étudies les archives policières au sujet de Rino Della Negra, tu constates que c’est l’un des seuls membres, de ce que l’on appellera plus tard le Groupe Manouchian [en référence à Missak Manouchian, commissaire militaire des FTP-MOI de la région parisienne, ndlr], à ne pas être repéré par les brigades spéciales. Par conséquent, si l’on se contente des seules archives policières, qu’est-ce qui lui est attribué ? D’être un jeune footballeur, coupable d’un vol de bicyclette [comme détaillé dans l’ouvrage, ces bicyclettes volées servaient à des opérations des FTP-MOI, ndlr] sous l’influence de « judéo-bolchéviques ». Voilà le récit donné par l’institution policière française en ce qui concerne Rino Della Negra qui, à la lecture du livre, ne tient pas. Le recoupement des sources et leur multiplication, quand cela est possible, est donc absolument nécessaire.
J.V. : Pour appuyer ce que vient de dire Dimitri, je rajoute qu’en faisant cela nous avons pu vérifier les enjeux des attentats. L’occupant et la police française ne parlent jamais de ces attentats, c’était l’omerta en ce qui concernait cette guérilla. D’où l’importance de l’administration de la preuve. Du côté de la Résistance, on considérait parfois avoir fait plus de victimes au cours de tel ou tel attentat. C’est à la mode ces dernières années que de minimiser le rôle des FTP-MOI, par extension celui de toute la lutte armée précédant le débarquement. Autre aspect, au-delà de la vérification et du recoupement des sources, nous avons aussi fait un travail de chronologie fine, c’est à dire que nous avons sans cesse repris la chronologie des événements. Rino est réfractaire au STO [le Service du Travail Obligatoire, réquisition et transfert vers l’Allemagne de centaines de milliers de travailleurs français pour participer à l’effort de guerre, ndlr] en 1943, à partir de février plus exactement. Il entre dans la clandestinité à ce moment. Nous avons tout retracé, depuis ce passage dans la clandestinité, jusqu’à son arrestation en novembre de la même année, en passant par son action au sein des FTP-MOI.
En travaillant cette chronologie fine, on constate qu’il continue de joueur au football sous sa véritable identité. On tombe presque des nues face à un tel état de fait. D’un côté, il est résistant et clandestin, de l’autre, il use de sa véritable identité, tout en passant entre les mailles du filet. Cette insouciance ou culot, ou qu’importe le nom, le fait que même la police [les brigades spéciales, ndlr], impliquant pourtant 200 agents pour seulement 68 FTP-MOI, ne connaît pas Rino, alors qu’elle identifie tous les autres… Sa fiche de police que l’on a reproduite en annexe du livre indique qu’il aurait pu passer à travers les mailles du filet. Autre chose, qui me semble importante dans la démarche, c’est de croiser, non seulement les sources évoquées, mais également la presse. L’avantage aujourd’hui, c’est de pouvoir travailler sur ce qui se trouve en ligne, grâce à RetroNews et Gallica, spécialement les presses sportive et militante. Par exemple, les feuilles de match permettent de corroborer les archives familiales, comme cette photographie de l’équipe du Red Star, avec Rino, qui est envoyée à la famille après la guerre. Cela permet de tordre le cou à tous ceux qui réfutent son passage au sein du club audonien.
Si les archives policières sont lacunaires au sujet de Rino Della Negra, en lisant votre ouvrage, on constate une autre particularité de vos recherches : l’identification de son nom. En effet, en plus des pseudos utilisés au sein de la Résistance, pour des raisons que l’on comprend aisément, les mauvaises retranscriptions concernant son prénom ou son nom, voire les deux, sont nombreuses dans les missives et notes policières. Quelle difficulté face à cela ? D’ailleurs, ces mauvaises retranscriptions signifient-elles quelque chose ?
D. M : C’est vrai que dans un certain nombre de sujets, l’orthographe peut causer des problèmes. Au début, cela nous a aussi interrogé, car son matricule [au sein des FTP-MOI, ndlr] est également concerné par ces erreurs de retranscription. Nombre de témoignages évoquant Rino donnait un matricule qui n’était pas le bon. On allait au Musée national de la Résistance, puis on se rendait compte que le matricule avec lequel on était arrivé ne correspondait pas à ce que l’on trouvait. Il faut alors être très rigoureux pour identifier le concerné au milieu des archives, que cela relève d’un mauvais matricule ou d’une mauvaise retranscription de son nom.
J. V : Pour préciser, le matricule était le 10 293, qui se transformait parfois en 10 233. Nous faisions sans cesse des tableaux de correspondance. Nous avions également cela pour les mauvaises retranscriptions de son nom. Parfois, dans certains cas, si nous n’étions pas sûrs, nous revenions à l’hypothèse, par exemple lors d’un passage d’une prison à l’autre. En revanche, même les témoins et les acteurs pouvaient mal retranscrire, c’est le cas de Tchakarian [Arsène de son prénom, résistant ayant appartenu aux FTP-MOI. Après la guerre, il publie différents ouvrages sur son parcours, ndlr].
D.M : Il y a aussi des erreurs sur le vocabulaire plus généralement. Par exemple, dans les archives allemandes et policières françaises, le « MOI » de « FTP-MOI », qui veut dire « main-d’œuvre immigrée », devenait « mouvement ouvrier international ». Leur schéma de pensée anti-communiste faisait que pour eux le véritable nom de la structure ne pouvait inclure « main-d’œuvre immigrée ». D’ailleurs, quand on regarde certains documents des renseignements généraux français, datant des années 1950 voire 1960, les mêmes erreurs sont reprises. C’est un détail, une petite anecdote, mais qui indique bien le manque de fiabilité de certaines sources. Elles possèdent un regard biaisé, mais aussi des erreurs factuelles.
Dans votre ouvrage vous jonglez souvent entre la grande et la petite histoire. Vous donnez des éléments de compréhension concernant le communisme français ou rappelez les grandes étapes de la Seconde Guerre mondiale, puis, vous évoquez Rino, son quartier, son cercle social proche…
J. V : Bien sûr ! Cela va de soi que d’inclure cette histoire singulière dans une histoire beaucoup plus large. Ceux qui sont engagés, comme le fut Rino, participent autant de la petite que de la grande histoire. Ces jeux d’échelles permanents, entre l’individuel et le groupe, entre le singulier et le collectif, sont à prendre sans cesse en considération. Toute démarche historique, surtout quand on s’attelle à une biographie, est autant individuelle que collective.
Comme le nom de l’ouvrage l’indique, Rino Della Negra c’est aussi… le football. Grâce à votre travail nous prenons connaissance de son parcours au sein des championnats et compétitions de la FSGT [Fédération sportive et gymnique du travail, une fédération omnisports créée en 1934, ndlr], mais également les preuves irréfutables de son passage au Red Star FC [Red Star Olympique, dénomination officielle entre 1926 et 1946, ndlr]. Quelle est la place du football dans sa socialisation, notamment politique ?
D. M. : Le football c’est la grande passion de Rino. Son parcours, les archives familiales et les témoignages le démontrent clairement. Rino, c’est un « footeux ». C’est un footballeur de talent également, mais pas seulement. Il ne pratique pas seulement le football, d’ailleurs, la norme de l’époque est celle des clubs omnisports. C’est un sportif complet et accompli et il brille dans différents clubs. Ce ne fut pas toujours évident de reconstituer son parcours sportif, car beaucoup de clubs changent de noms, des dates se chevauchent et de plus, Rino joue dans différentes catégories de football. Il joue dans des équipes de la FSGT, mais aussi pour celle de son entreprise, celle de la Société des usines Chausson.
Quand on retrace tout cela, ce n’est pas simplement pour dire qu’il fait beaucoup de sport, c’est aussi pour se questionner, spécialement sur le fait de jouer au sein de la FSGT et par extension sur ce que représente celle-ci durant les années 1930. Entre 1939 et 1940, cette fédération est purgée de ses cadres communistes. Le club dans lequel joue et brille Rino au début des années 1940 s’appelle la JSA, pour Jeunesse Sportive Argenteuillaise. Quelques années auparavant, elle portait le nom de Jeunesse Sportive Jean Jaurès d’Argenteuil. C’était un club FSGT, lié aux enjeux de la Guerre d’Espagne, investi dans l’action politique de son temps. Appuyé par l’étude de ses réseaux, cela nous apprend le contexte dans lequel évolue Rino. Il joue avec d’autres jeunes de son quartier : des Italiens, mais aussi des Arméniens, des Français, etc. Cette équipe de la JSA montre ce qu’est la vie de la banlieue en ce temps, avec ces filles et garçons, de différentes origines, qui se mélangent et construisent leur identité au sein de cette culture, au sens large du terme. Une culture pas seulement sportive, mais aussi politique.
Dimitri évoquait la Guerre d’Espagne dans sa réponse, justement, dans les descriptions de son cercle social argenteuillais, nous apprenons que certains de ses amis d’enfance ont combattu en Espagne [des milliers d’Européens se rendent dans le pays afin d’appuyer les forces républicaines, notamment au travers des réseaux du Parti communiste français, ndlr]. En plus de son parcours au sein de clubs estampillés « FSGT », et malgré le fait qu’il n’ait jamais officiellement appartenu à un parti politique, tout ceci n’alimente-il pas un habitus politique conséquent, voire une conscience « immigrée » ?
J.V. : Plus qu’une conscience immigrée, je pense que c’est une conscience populaire, marquée par l’antifascisme politique et les actions du Front Populaire. N’oublions pas qu’il a 14 ans en 1937, l’âge de sa première licence sportive d’ailleurs ! À cela il faut ajouter tous les débats de l’époque. Au niveau local, la mairie d’Argenteuil est communiste depuis les élections municipales de 1935, tandis que le député rattaché à la commune est Gabriel Péri [journaliste et homme politique, membre du comité central du Parti communiste, arrêté comme résistant et fusillé en 1941 au Mont-Valérien, ndlr]. N’oublions pas qu’il entre aussi très rapidement à l’usine, dans une époque ou l’enseignement n’est pas totalement démocratisé. En tant que jeune homme populaire, issu de l’immigration, il n’avait « droit » qu’à l’école primaire. Il est pris dans tous les enjeux et débats politiques de son temps, d’autant que certains de ses amis, à peine plus âgés, s’engagent effectivement dans la Guerre d’Espagne. Nous retrouvons cet engagement dans les récits, eux-mêmes contés dans les cafés, ces autres importants lieux de sociabilité pour un jeune homme comme Rino. Certes, il n’est pas encarté, dans le sens où nous n’avons pas retrouvé de carte de membre du Parti communiste à son nom, sauf qu’il appartient à cette galaxie, à cette sociabilité politique et populaire qui s’alimentent par les lectures, les meetings et les récits. Bref, oui, tout ce qui socialise un habitus antifasciste.
D.M : Effectivement, les enjeux sont résumés par cette question et par la réponse de Jean. Il était très important d’arriver à reconstituer le plus précisément possible le milieu dans lequel il évoluait. Rino n’évolue pas n’importe où, n’importe quand et avec n’importe qui. Il évolue dans la « banlieue rouge », avec d’autres gens issus de l’immigration italienne, très politisés, et à un moment ou le combat antifasciste est un axe autour duquel se politisent de grandes masses des secteurs populaires. La Guerre d’Espagne, qui est d’ailleurs vue par beaucoup de volontaires italiens comme la continuité d’un combat qu’ils ont d’abord mené en Italie, le touche directement car deux de ses meilleurs amis, André Crouin et Tonino Simonazzi, partent comme volontaires dans les Brigades internationales [groupes armés composés de volontaires antifascistes provenant de 53 pays différents et qui s’engagèrent aux côtés des forces républicaines durant la Guerre d’Espagne, ndlr]. Ils sont d’ailleurs blessés là-bas. Rino baigne dans un milieu et une époque qui permettent de comprendre de nombreux aspects de son évolution future.
J.V. : On peut rajouter à cela les grèves qui secouent le monde ouvrier dans le sillage du Front Populaire. Ce sont autant d’effets cumulatifs qu’il ne faut pas perdre de vue.
Comme vous le détaillez, après une opération ratée en novembre 1943, Rino est blessé et arrêté. Il est fusillé au Mont-Valérien, en compagnie de d’autres membres du Groupe Manouchian, le 21 février 1944, à 20 ans. Après la guerre, très rapidement, beaucoup d’hommages lui sont rendus, L’un, en 1950, dispose d’un caractère international, avec la présence du vice-consul italien dans sa ville d’origine d’Argenteuil. Est-ce une reconnaissance pleine et entière, à un moment donné, de son action dans la Résistance, ou bien ces hommages sont-ils le fait de nouveaux pouvoirs, remplaçant Vichy en France et le fascisme en Italie, désireux de s’associer à la Résistance et ses figures ?
D.M : Beaucoup d’éléments dans une telle question… D’abord, sur l’aspect italien. C’est intéressant et on a vraiment voulu évoquer ceci car on entrevoit à ce moment, que cela soit au niveau des pouvoirs publics, de la galaxie communiste et celle des anciens partisans italiens, la volonté de nouer un lien symbolique, fort, entre le combat en Italie et le combat en France. À cet hommage de 1950, Rino reçoit la médaille garibaldienne, renvoyant d’abord à Garibaldi lui-même [Giuseppe de son prénom, général et homme politique italien du XIXème siècle. Il est considéré comme l’un des « pères de la patrie » italienne, ndlr], mais aussi aux volontaires italiens engagés en Espagne et aux brigades d’assaut italiennes [les brigades d’assaut « Garibaldi » sont le nom donné aux factions armées résistantes liées au Parti communiste italien, ndlr] qui adoptent toutes le nom de « Garibaldi ». En décernant cette médaille à Rino Della Negra, on symbolise le combat par-delà les frontières. Le diplôme accompagnant la médaille est d’ailleurs signé par Luigi Longo, grand dirigeant du Parti communiste italien, député et cadre des Brigades internationales en Espagne. À travers cette seule signature s’incarne le fil rouge de tout ce combat. Ensuite, au sujet de la récupération des pouvoirs publics plus largement, je laisse Jean répondre.
J.V. : Il faut avoir à l’esprit que c’est en 1950 que l’on reconnait officiellement à Rino le fait d’être « mort pour la France », après les démarches de sa mère. De plus, nous sommes déjà au cœur de la guerre froide. En 1947, dans le cadre du plan Marshall, les ministres communistes ont été renvoyés du gouvernement français. Néanmoins, le terme de récupération n’est peut-être pas approprié. Nous sommes dans le mouvement de l’après-guerre au cours duquel on survalorise le poids de la Résistance dans la population, entre la mémoire gaulliste et communiste. Par ailleurs, au sujet du caractère international et communiste, il ne faut pas perdre de vue l’enjeu internationaliste, nombre de textes en langue italienne sont par exemple publiés par la CGT, et le fait que le Parti communiste français soit alors un parti de masse. Il est celui qui compte le plus de militants. Sans être au gouvernement, il est sans doute le plus puissant des partis français. Tout en étant concurrencé par le courant gaulliste, avec la création du RPF [Rassemblement du peuple français, parti politique créé par Charles de Gaulle en 1947, ndlr]. Aujourd’hui cela nous paraît très lointain, mais au cours des années 1950, tous ces enjeux mémoriels et politiques sont fondamentaux.
D.M : Je rajouterais aussi que la mémoire de Rino Della Negra et de ses camarades, dans la galaxie communiste, intervient également après-guerre dans le combat pour la défense des immigrés. Au début des années 1950, dans le contexte de la guerre froide, des politiques massives d’expulsion se mettent en place. Ces dernières visent bien sûr les étrangers mais également des naturalisés italiens, polonais, espagnols, parfois juifs, à qui on retire la nationalité française sous prétexte qu’ils sont communistes.
Comme l’a évoqué Jean, on apprend dans l’ouvrage que la reconnaissance du combat de Rino par l’Etat français est motivée par le travail de ses parents. N’est-ce pas étonnant qu’ils doivent autant se battre pour celle-ci ?
J.V. : C’est valable pour tout résistant, c’est même valable pour les déportés. Je suis désolé de le dire ainsi, mais c’est le problème d’une certaine bureaucratie administrative. Peut-être que certains ne voulaient pas que l’on donne trop d’importance, à ce moment, à la résistance communiste. C’est une hypothèse, je ne l’affirme pas complètement. En tout cas, c’est la longueur des dossiers qui est surtout à incriminer. Il faut être patient. Comme je le disais, certains déportés ont vécu les mêmes difficultés, dans la constitution de leur dossier et leur validation. Tout ceci dans le contexte de la guerre froide et de l’épuration du régime de Vichy.
Le quatrième et dernier chapitre de cet ouvrage, qui s’intitule sobrement « Mémoires », aborde les pratiques mémorielles, notamment celles des supporters du Red Star. Comment, selon vous, au-delà de cette mémoire entretenue depuis les années 2000 par les supporters organisés du club audonien, peut-on expliquer l’avènement « médiatique » de son nom et de ses actions ? Par extension, le recours de plus en plus fréquent à l’histoire de la Résistance ?
J. V : En 2004, il y a tout d’abord le soixantième anniversaire de 1944 et de la Libération. Nous sommes aussi juste après l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002. Tout en commémorant le combat sacrificiel des résistants, on tente de répondre aux questions présentes en puisant dans les événements passés. La mémoire, c’est partir du passé pour justifier le présent. Comment conjugue-t-on le verbe résister au présent, comme le rappelait Lucie Aubrac, avec la figure ou plutôt l’icône Rino Della Negra, en 2004, en tant que supporter ?
D.M : C’est vrai que l’on s’aperçoit, pour parler un peu familièrement, que l’on n’en sort pas de la guerre et de la Résistance. Dans les combats politiques présents, on constate, qu’on le veuille ou non, que la Résistance, la collaboration, la guerre et l’occupation restent des références incontournables. La Résistance, par exemple, ou Vichy pour d’autres, restent des points de référence. Par conséquent, on ne peut s’étonner, que dans une certaine droite aujourd’hui, on puisse retrouver une remise en avant de la figure de Pétain et de son action soi-disant en faveur des juifs français. Cela correspond finalement à une référence temporelle dans laquelle les oppositions politiques étaient en acmé. Et, au sein de tout ce contexte, on se retrouve, à Saint-Ouen, avec une tribune de supporters de football assumant leur engagement dans des combats politiques et sociaux. Pour eux la figure de Rino Della Negra s’impose quasiment naturellement, quasiment, car rien n’est jamais naturel en Histoire. Il incarne, symbolise et parfois mythifie certaines valeurs dans lesquelles ces supporters organisés se reconnaissent.
Aujourd’hui, Rino est connu et reconnu, plus encore avec cet ouvrage qui s’ajoute aux différentes dénominations que l’on retrouve dans l’espace public, que cela soit au sein du Stade Bauer ou à Argenteuil. Tout ceci relève d’une mémoire « collective », mais qu’en est-il de la mémoire « privée » ? Celle de la famille Della Negra, quelle est-elle ?
D. M. : Très clairement, dans la famille Della Negra, la mémoire de Rino se perpétue.
J. V : Elle est très forte !
D. M : Ce n’est pas seulement Yolande Della Negra, qui conserve les archives familiales et qui nous a accueillis, c’est aussi tous les autres, comme ses enfants, les neveux de Rino. Dans cette famille, le souvenir de sa personne, de ses actions, mais aussi, surtout, c’est ce qui revenait fréquemment dans les témoignages, celui de sa grande gentillesse, demeure. Tous ces souvenirs se perpétuent et sa famille est très sensible au fait que des supporters se soient emparés de cette mémoire et que des historiens se soient emparés de son histoire.
Toute dernière question, après tous ces beaux échanges. Selon vous, au-delà ce travail et la rédaction de cet ouvrage, en tant qu’historiens, ou même à titre plus personnel, qui est Rino Della Negra ? Une figure qui tend à devenir mythique, du fait de l’utilisation de sa mémoire par des supporters de football et autres organisations politiques ? Un résistant qui aimait le football ? Quelqu’un qui a résisté et qui rêvait d’être footballeur ? Un peu tout à la fois ?
J. V : Footballeur et partisan ! C’est le titre. On ne déroge pas à cela, il est à la fois footballeur et partisan. C’est un jeune d’origine immigrée, socialisé dans les milieux populaire et ouvrier, naturalisé en 1938. N’oublions jamais non plus tous les enjeux de celle-ci, la reconnaissance importante qu’elle induit. Il porte toute la culture de la banlieue rouge, qui passe par le football et par l’engagement antifasciste. On ne peut pas dire s’il est plus ceci ou plus cela. C’est déjà beaucoup pour un homme qui meurt à 20 ans.
D.M : C’est nous qui avons choisi ce titre, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, bien évidemment, car les sonorités font penser à « franc-tireur et partisan », mais aussi car le terme de partisan est polysémique, renvoyant au fait de prendre parti. Il renvoie aussi au partigiano italien, tel un clin d’œil aux origines de Rino. Le titre de l’ouvrage répond déjà à cette question. Nous sommes face à une courte vie, comme l’a dit Jean, qu’il faut apprendre à connaître et à respecter pour ce qu’elle a été. On laisse libre cours à chacun de réutiliser ce parcours et cette trajectoire dans ses combats présents. Ce qu’on souhaitait réaliser c’est un travail historique permettant de connaître, de faire connaître et d’expliquer cette courte vie. Je pense que Rino était effectivement footballeur et partisan. Un jeune « prolo », de banlieue, d’origine immigrée, qui a vécu dans des circonstances exceptionnelles, faisant de lui quelqu’un de tout aussi exceptionnel.
Propos recueillis par Lucas Alves Murillo
Nous remercions chaleureusement Dimitri Manessis et Jean Vigreux pour leurs réponses et disponibilité. Le premier est docteur en Histoire, le second professeur d’histoire contemporaine à l’université Bourgogne Franche-Comté. Et pour commander leur ouvrage, c’est par ici.
Crédits photos : Éditions Libertalia, Icon Sport