Le 19 novembre 2021, la nouvelle bouleverse l’Uruguay. Après quinze ans de bons et loyaux services, Óscar Tabárez est démis de ses fonctions de sélectionneur de la Celeste. Si son visage ridé et le jeu fermé développé par son équipe peuvent lui donner l’image d’un entraîneur archaïque, le Maestro est au contraire un coach à la pensée moderne, qui a révolutionné le football uruguayen. Retour en deux parties sur le parcours d’un homme devenu prophète en son pays.
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12 novembre 2005, match retour des barrages pour la qualification à la Coupe du Monde 2006. Vainqueur 1-0 à l’aller, l’Uruguay se déplace en Australie avec l’espoir de décrocher son billet pour l’Allemagne. Mais la Celeste concède l’ouverture du score dès la 35e minute. Le tableau d’affichage ne change plus jusqu’à la fin des prolongations et la séance de tirs aux buts tourne en faveur des locaux. Pour la troisième fois en douze ans, la sélection uruguayenne ne parvient pas à se qualifier pour la Coupe du Monde. Une désillusion qui, on ne le sait pas encore, clôt une longue période de disette. Car l’âge d’or de la Celeste, invaincue dans toutes les compétitions de la FIFA pendant la première moitié du XXème siècle, paraît alors très lointain. Depuis son succès historique au Maracaña en 1950 pour s’offrir sa deuxième étoile sous les yeux humides des Brésiliens, l’Uruguay est doucement devenue une nation de second rang en ce qui concerne le football. Un recul qui, comme mis en lumière par l’historien Eric Hobsbawm, correspond à celui de la démocratie dans le pays.
Si les résultats ont décliné dès la fin des années 1950, avec la non-qualification pour le mondial suédois de 1958, la Celeste reste sur une demi-finale de Coupe du Monde en 1970, avant de basculer dans la dictature. Pendant celle-ci, à défaut de briller par ses résultats, la sélection uruguayenne fait parler d’elle à travers son style de jeu : très défensif, mais surtout agressif à l’extrême. “Au pire le ballon passe, pas l’homme”, vantait le défenseur Julio Montero. Une image qui collera à la peau de la Celeste bien après la fin de la dictature militaire. Car si la période de transition vers le retour à la démocratie correspond à deux succès en Copa América (1983 et 1987), l’Uruguay peine toujours à revenir au premier plan à l’échelle mondiale.
L’année 1986 marque son retour en Coupe du Monde, après deux éditions manquées, par un nouveau record : celui du carton rouge le plus rapide de l’histoire de la compétition, reçu par José Batista après 56 secondes de jeu face à l’Écosse. Plombée par un style de jeu qui ne permet pas à ses plus élégants éléments de briller – Enzo Francescoli en tête – la sélection bleu ciel ne dépasse plus les huitièmes de finales d’un mondial, dans ses meilleurs jours. Pire encore, elle loupe son billet en 1994. Bis repetita en 1998 et, donc, en 2006. Mais alors qu’entre 1990 et 2006, l’Uruguay avait connu onze sélectionneurs différents, un seul dirigera la Celeste lors des quinze années suivantes : Óscar Washington Tabárez.
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Óscar Tabárez, le professeur-entraîneur
Né à Montevideo, Óscar Tabárez mène principalement sa carrière de défenseur dans sa ville natale, à l’exception de deux parenthèses en Argentine et au Mexique. Une stabilité géographique qui lui permet d’étudier à l’Institut normal de Montevideo dans les années 1970. Diplômes en poche, il peut se plonger dans sa deuxième passion : l’éducation, en devenant instituteur en parallèle de ses dernières années sur le terrain. Une double casquette qui fait naître certaines idées :
“Au cours de mes dernières années en tant que footballeur, de nombreux amis m’ont suggéré de devenir entraîneur parce que j’étais également instituteur. Je le prenais comme une simple remarque. Mais à cette époque, j’ai aussi remarqué que de nombreux jeunes footballeurs essayaient de me parler, de me demander mon avis ou de m’expliquer un problème. Et cela m’a aussi aidé à réaliser que cela pouvait être une possibilité. Mais je n’ai décidé de prendre la voie du métier d’entraîneur que lorsque ma carrière de footballeur était terminée, que je n’avais plus d’argent et que j’avais besoin d’une nouvelle source de revenus.”
Après avoir raccroché les crampons, il enseigne en primaire le matin et prend les rênes des équipes jeunes de Bella Vista l’après-midi. Un passé d’instituteur qui vaudra des surnoms : el Maestro ou el Professor. Naturellement pédagogue et passionné par le jeu, Tabárez va vite basculer vers le monde professionnel. Ses premiers pas réussis avec Bella Vista attirent l’œil de l’AUF (l’Association Uruguayenne de Football), qui lui propose de prendre les rênes de la sélection olympique en 1983. Son court passage à la tête de la sélection double médaillée d’or se ponctue par une victoire lors des Jeux panaméricains.
Le Maestro décide vite de retourner au football de club, et devient une tête bien connue du championnat uruguayen après des passages à Danubio puis au Montevideo Wanderers. Après deux saisons réussies à la tête des Bohemios, Óscar Tabárez répond à un nouvel appel de l’AUF, qui lui propose les rênes des U20 de la Celeste. Là encore, le passage est bref : un an plus tard, en 1987, Peñarol, club le plus titré du pays, fait confiance au Professor pour ce qui s’annonce comme une saison de transition. L’occasion pour Tabárez, qui doit diriger un effectif de 21 ans de moyenne d’âge, de prouver que ses expériences avec la sélection lui ont servi. Si sur la scène nationale, les Manyas ne parviennent pas à déjouer les pronostics, ils s’apprêtent à réaliser leur plus bel exploit à l’échelle continentale. Premier d’un groupe à sa portée, Peñarol se débarrasse de l’Independiente et de River Plate lors d’une seconde phase de poule pour retrouver les Colombiens de l’América de Cali en finale. Défaits 2-0 chez les Diablos Rojos, les hommes d’Oscár Tabárez doivent leur salut au jeune Diego Aguirre (22 ans), qui arrache la victoire 2-1 au retour. Un match d’appui à Santiago devra départager les deux équipes. Et alors que tout semblait indiquer que les débats se règleraient lors d’une séance de tirs au but, le même Aguirre ouvre le score à l’ultime minute des prolongations. Peñarol s’offre sa cinquième Copa Libertadores. À tout juste 40 ans, Óscar Tabárez écrit les premières lignes de son palmarès avec le titre le plus prestigieux d’Amérique du Sud.
Le creux de la vague
Le Maestro a parfaitement rempli son mandat et retourne à Cali, sans être dans la peau de l’adversaire. Ce n’est pas l’América qui confie son effectif à Tabárez mais son rival, le Deportivo. L’aventure ne sera que de courte durée. Six mois après son arrivée, le jeune entraîneur uruguayen se voit proposé son poste de rêve : celui de sélectionneur de la Celeste. Celle-ci semble alors sortir la tête de l’eau. En 1986, entre deux succès en Copa América, elle passait les phases de poules d’une Coupe du Monde pour la première fois depuis 1970, avant d’être éliminée par l’Angleterre en huitièmes de finale.
Pour sa première compétition, la Copa América de 1989, les hommes de Tabárez confirment leur retour au premier plan sur la scène continentale. Dans la première phase de poule, l’Uruguay accroche la deuxième place au Chili pour se placer juste derrière l’Argentine. Le deuxième tour consiste en une poule de quatre équipes -l’Uruguay, l’Argentine, le Paraguay et le Brésil, qui accueille la compétition- l’équipe finissant en tête s’adjugeant le trophée. De là, le scénario de 1950 semble proche de se reproduire. La Celeste et la Seleção remportent leurs deux premiers matchs sur le même score (3-0 face au Paraguay, 2-0 contre l’Argentine) et s’affrontent dans une finale qui n’en a pas le nom. Au Maracanã qui plus est, pour que l’illusion soit parfaite. Sauf que cette fois, l’exploit n’aura pas lieu. Romário inscrit le seul but du match à la 49e minute, offrant au Brésil son quatrième sacre. Toujours est-il que la prestation uruguayenne est de bon augure en prévision du Mondial italien, un an plus tard. Mais la Celeste, qui rêve de retrouver les quarts de finale, sort difficilement de son groupe, devancée par l’Espagne et la Belgique. Sa qualification, due au repêchage des meilleurs troisièmes de leur poule, ne lui permet pas d’obtenir un tirage favorable en huitièmes de finale. Face à l’Italie hôte, l’Uruguay tombe contre plus forte qu’elle (0-2). Si cette élimination n’a rien d’une humiliation, elle pousse l’AUF à se séparer d’Óscar Tabárez.
L’échec relatif de son Uruguay à la Coupe du Monde n’entame pas réellement le crédit du Maestro. Après un an sans poste, il fait ses valises pour l’Argentine, pour prendre les rênes du Boca Juniors. Mais le mythique club de Buenos Aires reste alors sur une période de disette sans précédent à son échelle, n’ayant remporté aucune compétition nationale depuis dix ans. L’aventure commence dans le chaos, marqué par la violence, à Colo Colo en demi-finale de la Copa Libertadores. Après un but des locaux, un envahissement de terrain provoque une bagarre générale éclate pendant une quinzaine de minutes, impliquant supporters, joueurs, policiers et journalistes. Le visage de Tabárez est même coupé à cause de l’objectif d’une caméra. Une autre image montre le Maestro retenant Gabriel Batistuta par le téton pour éviter que la situation de s’envenime. Dans ce contexte, les Bosteros s’inclinent 3-1 et voient la finale leur échapper.
Pour autant, le passage de Tabárez évoque principalement de bons souvenirs aux supporters du Boca. L’année suivante, le club récupère enfin sa couronne à l’échelle nationale en s’adjugeant le championnat. Le palmarès du Maestro s’élargit aussi avec deux trophées continentaux mineurs : une Copa Master de Supercopa et une Copa de Oro. De retour pour deux saisons à Peñarol, il remporte son premier championnat uruguayen avant de franchir une nouvelle étape. À 47 ans, Óscar Tabárez s’apprête à découvrir l’Europe et l’Italie. Pour son premier passage sur le Vieux Continent, le Maestro prend les rênes du Cagliari où évolue un certain Massimiliano Allegri au milieu de terrain. Sa seule saison en Sardaigne guide le club vers une neuvième place acceptable mais pas suffisamment convaincante pour prolonger l’aventure. Tant mieux pour le Professor puisqu’après une année sabbatique, Silvio Berlusconi lui fait confiance pour diriger le grand Milan. L’expérience tourne court. En Italie, personne ne voit en Tabárez un coach de la stature de son effectif. Et les résultats ne tournent pas en sa faveur. Six mois après son arrivée, les Rossoneri limogent l’Uruguayen et rappellent Arrigo Sacchi, qui ne peut ramener le club au-delà d’une triste onzième place.
Le Maestro tente ensuite de rebondir en Espagne, pour rejoindre le Real Oviedo qui joue le maintien en Liga. Les Carbayones ne surperformeront pas sous l’égide de leur nouvel entraîneur, et doivent même passer par les barrages pour sauver leur place dans l’élite. Mais en dehors des terrains, le passage de Tabárez dans les Asturies présage du travail qu’il fournira lors de son retour avec la Celeste. L’instauration des mises au vert, d’un suivi alimentaire strict et sa volonté d’améliorer le centre d’entraînement modernisent profondément le club. Toujours est-il que le Professor est alors au creux de la vague. Son second passage à Cagliari ne sera pas ponctué de plus de succès que le précédent, et sa pige deux ans plus tard à Vélez se ponctue rapidement par un licenciement. Alors en 2002, quand Boca le remercie seulement quelques mois après son retour, Óscar Tabárez décide de marquer une pause dans sa carrière, ne voulant plus “entraîner pour entraîner”.
La genèse du Proceso
Les quatre années qui séparent son licenciement à Boca et sa nomination à la tête de la Celeste, en 2006, sont loin d’être des vacances. Au contraire, c’est un temps de profonde réflexion. Quatre ans pendant lesquels Óscar Tabárez a dressé un bilan des maux du football uruguayen, envisagé des solutions, donnant presque l’impression qu’il avait prévu son retour dans le costume de sélectionneur. Alors pour que ce retour soit effectif, le Maestro impose ses conditions à l’AUF : pouvoir réorganiser la sélection sur la base de son « projet d’institutionnalisation des processus des sélections nationales et de la formation de ses footballeurs ». Ce plan, plus communément appelé “Proceso”, dresse les grandes lignes de la réflexion qu’a menée Tabárez pendant plusieurs années, et sera régulièrement mis à jour durant son mandat.
Dans un premier temps, l’auteur note les problématiques majeures auxquelles l’Uruguay est confronté. Il note que chacune est due au fossé, creusé par la mondialisation, séparant les structures et l’économie du football des pays développés et de celles des pays en voie de développement. Premier problème, les meilleurs joueurs uruguayens partent vers des pays plus puissants économiquement, et ce de plus en plus tôt dans leur carrière. En conséquence, et c’est la deuxième difficulté soulevée par Tabárez, le championnat local n’est pas assez compétitif. Il note ensuite le manque de lignes ou de politiques directrices dans la formation des jeunes durant leur enfance et adolescence. Enfin, et c’est le point sur lequel il fournira le plus gros de son travail, il note un manque de continuité -organisationnelle, philosophique ou stratégique- entre les sélections de jeunes et la senior. Autant de difficultés qui prouvent qu’en terme de football, l’Uruguay est devenu un pays de seconde zone. Un constat illustré à la perfection par la manière dont Tabárez doit appeler les premiers joueurs sélectionnés :
“Je me rends au siège de la fédération, et je découvre qu’ils n’ont même pas les numéros de téléphone des joueurs. Il a fallu aller dans les locaux de la chaîne qui diffuse les matchs pour pouvoir les joindre”
Le Maestro n’est pas au bout de ses surprises. « Lors de notre premier entraînement, nous n’étions pas assez nombreux, certains joueurs étaient retardés dans leurs avions, se souvient le milieu Diego Scotti. On a dû demander à quelques fans de chausser les crampons pour faire le nombre. » Pour que la Celeste pallie son retard, et maximise les ressources limitées que lui offre un pays de moins de 3,5 millions d’habitants, Tabárez cible trois priorités.
D’abord, il poussera l’AUF à construire un complexe spécialement dédié à la performance, servant de lieu de vie et d’entraînement aux joueurs, et à développer le football sur l’ensemble du territoire uruguayen, au-delà de sa capitale, Montevideo. Il s’attachera ensuite à assurer une forme de continuité de la sélection U-15 à la senior. Selon le Maestro, le rôle du sélectionneur est notamment de “coordonner et éventuellement préparer et diriger les équipes de jeunes”. Pendant quinze ans, Tabárez s’attachera à superviser toutes les sélections et à faciliter l’intégration des jeunes en équipe première. “Chaque fois que des jeunes présélectionnés arrivent pour la première fois au centre d’entraînement, c’est lui-même qui se charge de les accueillir et de leur montrer les installations”, raconte Diego Lugano, futur capitaine de la Celeste. Le défenseur faisait d’ailleurs partie de ces “referente”, les cadres mis en chambre avec les nouveaux venus en sélection, là encore dans un objectif de simplifier leur adaptation.
La dernière priorité du Professor renvoie justement à son surnom et à son deuxième grand amour : l’éducation. Tabárez développe ainsi le concept de “formation intégrale” au service de la sélection, couvrant trois domaines. Un domaine “personnel”, notamment pour “élargir l’univers culturel de l’individu” et “assurer son développement psychologique”. Un domaine “professionnel”, visant à préparer le jeune à comprendre ce qu’est le métier de footballeur, tout en insistant sur la possibilité qu’il ne devienne jamais professionnel. Enfin, le volet “institutionnel”, qui doit permettre aux jeunes de répondre à ces deux questions : “Qu’est-ce que l’équipe nationale ? Que signifie être membre de l’équipe nationale ?”. Chaque nouveau joueur de la sélection se serait par exemple vu obligé de lire El Negro Jefe, biographie d’Obdulio Varela, légende du sacre de 1950.
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En somme, Óscar Tabárez veut appliquer à la Celeste un fonctionnement de club, s’inspirant largement de l’Athletic Bilbao, “une institution soucieuse que tous ceux qui vivent son développement historique vivent une pleine représentation du peuple basque et de ses valeurs”. Un souci de représentation, du peuple uruguayen dans son cas, qui poussera le Maestro à changer considérablement les habitudes de sa sélection sur le terrain.
La première moitié de la carrière d’Óscar Tabárez est marquée de hauts et de bas. Si son plan pour la Celeste est incontestablement ambitieux, rien dans la carrière du Maestro ne permet de parier les yeux fermés qu’il a les épaules pour le tenir. Comment un homme qui n’est jamais resté plus de trois ans dans le même club pourrait réussir un projet de long terme ? En 2006, les soupçons planent sans doute dans toutes les têtes uruguayennes. Il ne suffira que de quelques années pour les dissiper.
Sources :
- Adel Bentaha, « Le plus grand Tabárez du monde », So Foot
- Anthony Hernandez, « Óscar Tabárez , le bâtisseur du rêve uruguayen », Le Monde
- Fermín Méndez, Rómulo Martínez Chenlo, « Cada cual con sus libritos: Óscar Washington Tabárez y la lectura, en el año de la pandemia », La Diaria
- Jonathan Wilson, « Óscar Tabárez : unbowed by illness and adding beauty to Uruguay’s grit », The Guardian
- José Barroso, « Óscar Tabárez, la béquille de l’Uruguay », L’Equipe
- Nicolas Rocca, « Óscar Tabárez, entraîneur de l’Uruguay et âme de la Celeste », Courrier international
- « Óscar Tabárez à Oviedo, quand le Maestro était dans le creux de la vague en Europe », Furialiga
- Óscar Tabárez, « Institucionalización de los procesos de las selecciones nacionales y de la formación de sus futbolistas »
- Pierre Godon, « Béquilles, bagout et bons points : l’incroyable destin du Maestro Óscar Tabárez, qui a sauvé l’équipe d’Uruguay », Franceinfo
- Romain Molina : « La sagesse du Maestro Tabárez et le statut de capitaine »
- « Uruguay : Óscar Tabárez, le vieux sage de Montevideo », Ultimodiez
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