Le derby cairote entre Al Ahly et Zamalek passionne bien plus qu’une ville ou un pays. C’est un continent tout entier qui vibre avec deux des équipes les plus titrées d’Afrique.
Le stade international du Caire accueille peut-être en son sein les trois plus beaux palmarès d’Afrique. Les Pharaons tout d’abord et leurs sept coupes d’Afrique, mais aussi les deux équipes avec le plus de Ligues des champions africaines : dix pour Al Ahly et cinq pour Zamalek (à égalité avec le Tout Puissant Mazembe). Les deux clubs ont d’ailleurs été élus par la CAF, première et deuxième équipes africaines du XXème siècle. Et leurs palmarès ont de quoi faire pâlir n’importe quelle équipe.
Les Diables rouges d’Al Ahly sont même l’équipe la plus titrée du monde, avec pas moins de 42 titres de champions d’Égypte, 37 Coupes, 11 Supercoupes nationales, 10 Ligues des champions, 4 Coupes d’Afrique des vainqueurs de coupe, 1 Coupe de la confédération et 7 Supercoupes d’Afrique. Les Chevaliers blancs de Zamalek comptent de leur côté 13 championnats, 27 Coupes, 4 Supercoupes, 5 Ligues des champions, 1 Coupe des vainqueurs de coupe, 1 Coupe de la confédération et 4 Supercoupes d’Afrique.
Sur le terrain, les dernières années semblent pencher du côté d’Al Ahly. Depuis la saison 2004-2005, seuls deux championnats lui ont échappé, dont le dernier qui a été remporté par Zamalek, mais Al Ahly a remporté la Ligue des champions cette année-là face à Kaiser Chiefs. L’année précédente, Al Ahly et Zamalek s’étaient affrontés en finale de la plus grande compétition africaine de clubs – preuve de leur domination – et ce sont les Diables rouges qui l’avaient emporté 2-1.
Depuis l’instauration du championnat égyptien en 1948-1949, ce ne sont que cinq championnats qui ont échappé aux deux monstres. Si plus d’une dizaine d’équipes de la ville tentent aussi de se faire un palmarès comme Tala’ea El Geish (une Supercoupe), l’ENPPI (deux Coupes) ou encore le premier club pro de Salah et d’Elneny, l’Arab Contractors (un championnat, trois Coupes et une Supercoupe), elles sont bien loin des deux équipes historiques de la ville.
Deux parcours opposés
Pourtant, si les palmarès mirobolants sont en commun chez les deux rivaux de la ville aux 1000 minarets, tout le reste les oppose. Al Ahly est l’équipe de la classe ouvrière du Caire, fondée en 1907 par des étudiants anticolonialistes, hostiles à la présence britannique sur le territoire national. Le rouge choisi est d’ailleurs celui du drapeau du pays avant l’arrivée des colons étrangers et son nom signifie « Le National ». Saad Zaghloul, leader des nationalistes égyptiens en est même président d’honneur en 1909. Des statuts de 1926 obligent même les joueurs à être obligatoirement égyptiens pour pouvoir y jouer et le roi Fouad Ier, premier roi d’Égypte, les prend sous sa protection.
LIRE AUSSI – Quand le ballon se balade dans le port
Zamalek est lui fondé quatre années plus tard, en 1911, par un étranger, George Marzbach, juriste belge. L’équipe représente plutôt les classes moyennes, bourgeoises et aristocratiques du pays. Son premier nom était Qasr El Nil, puis Al Mokhtalat qui signifie « le Mixte », preuve du désir d’union entre Européens et Egyptiens. Elle adopte son nom actuel en 1952 après s’être appelé Farouk quelque temps, le nom du souverain du pays.
Au total, et depuis leur premier affrontement en 1917, ce sont près de 242 rencontres qui ont été disputées entre les deux équipes, avec un bilan positif pour Al Ahly avec 105 victoires, contre 58 pour Zamalek et 79 nuls.
La violence du derby
La politique est fortement liée à l’histoire de ces deux équipes. Le roi Farouk, qui règne de 1936 à 1952, avait fait des Chevaliers blancs son équipe de prédilection. Mais avec un régime corrompu et qu’on accuse d’être sous l’emprise des Anglais, il abdique en 1952. Le général Gamal Abdel Nasser arrive au pouvoir et marque une émancipation pour le pays, un acte désiré depuis longtemps par les fans d’Al Ahly. Le général est même nommé président d’honneur du club en 1954. L’opposition se fait donc à l’époque entre les royalistes égyptiens, qui penchent pour Zamalek et les nationalistes qui soutiennent Al Ahly.
À partir de cette période, les confrontations deviennent violentes entre les deux équipes. En 1966, l’armée intervient dans le stade durant un derby pour rétablir l’ordre et près de 300 personnes sont blessées. Le 22 décembre 1971, le match entre les deux équipes cairotes a été arrêté après l’envahissement du terrain par les supporters d’Al Ahly, entraînant l’annulation de la saison.
Le derby, nommé « Likaa El Kemma », soit « la rencontre des meilleurs » est souvent source de tensions. Pour éviter toute partialité, les autorités égyptiennes, à partir de 1996, et jusqu’à récemment, ont imposé la présence d’un arbitre étranger pour cette rencontre. On retrouve ainsi des arbitres français, anglais, espagnols, allemands… L’arbitre écossais Hugh Dallas, qui a eu la chance de couvrir un de ces matchs, aurait d’ailleurs affirmé : « J’ai assisté à 14 ou 15 Old Firm (matchs entre les Glasgow Rangers et le Celtic), mais ils n’ont rien à voir avec ce derby. Je crois sincèrement qu’il n’y a rien de plus grand. »
Cette présence étrangère ne change rien et n’empêche pas les désaccords. En 1996, les joueurs de Zamalek quittent le terrain après la contestation d’un but pour l’équipe adverse. Trois ans plus tard, l’arbitre français Marc Batta exclut un joueur des Chevaliers blancs au bout de cinq minutes de jeu, et ceux-ci retournent également au vestiaire, accusant le Français d’avoir été payé. Zamalek sera finalement pénalisé de neuf points et de lourdes suspensions sont infligées à l’entraîneur (deux années) et à deux joueurs (un an et trois ans).
Si quelques dizaines de joueurs ont osé rejoindre l’équipe ennemie, un départ a fait couler beaucoup d’encre et de haine, allant même jusqu’à des menaces de mort, et l’obligation de mise en place d’une garde armée pour protéger les jumeaux Hassan. En 2000, Hossam Hassan, meilleur buteur des Pharaons (69 buts – 178 sélections), et son frère jumeau Ibrahim (12 buts – 125 sélections) sont des légendes d’Al Ahly. Mais avec une proposition de prolongation de seulement un an pour Hossam et Ibrahim poussé vers la retraite par le club, ils décident de rejoindre Zamalek. Après avoir remporté 25 trophées dont 11 championnats avec les Diables rouges, Hossam Hassan en gagne finalement 9 autres dont 3 titres nationaux avec les Chevaliers blancs.
L’union des ultras face aux causes communes
Mais si la haine de l’autre incarne ce derby, l’improbable est arrivé pour la défense de la cause nationale. Avec le printemps arabe, plusieurs pays se sont soulevés contre leur régime. C’est le cas en Égypte à partir du 25 janvier 2011 contre le président Hosni Moubarak. Les ultras des deux camps, notamment les Ultras Ahlawy et les Ultras White Knights se sont unis pour protester place Tahrir. Ils sont devenus le bras armé des révolutionnaires égyptiens, une sorte de service d’ordre pour les anti-Moubarak, les ultras ayant l’habitude des luttes avec les forces de l’ordre.
Lors de la journée du 2 février 2011, le pouvoir en place fait charger les manifestants par des individus montés sur des chameaux et des chevaux, des « baltaguias » (hommes de main payés par le pouvoir pour lutter contre les opposants). Les ultras des deux clubs sont alors présents pour défendre les protestataires.
LIRE AUSSI – Istanbul United : des frères ennemis unis pour Gezi
Un autre moment de réunion entre ultras des deux clubs survient le 1er février 2012, après un match entre Al-Masry, équipe de Port-Saïd et Al Ahly. À la fin de la rencontre, alors qu’Al-Masry avait gagné 3-1, des Port-saïdiens, armés de pierres et de couteaux, attaquent les joueurs cairotes ainsi que leurs supporters. Les forces de l’ordre font preuve de passivité, les laissant passer plutôt aisément et en laissant les grilles du stade fermées, empêchant les Cairotes de fuir. Les lumières du stade sont également éteintes et ce sont près de 74 personnes qui sont tuées dans les rangs d’Al Ahly, dont certains supporters qui meurent dans les bras des joueurs, aux vestiaires. Plus de 500 personnes sont aussi blessées.
Des regards sont directement tournés vers le nouveau pouvoir, le Conseil suprême des forces armées, mené par le maréchal Tantaoui, ancien ministre de la Défense d’Hosni Moubarak. On accuse des « baltaguias » d’avoir agi pour affaiblir les ultras d’Al Ahly et les punir de leur engagement politique. Au final, ce sont 21 personnes qui sont plus tard condamnées à mort pour leur rôle dans ces émeutes meurtrières, 5 sont condamnées à de la prison à perpétuité et 19 à des peines de prison plus courtes, dont des responsables de la police.
Au retour des supporters d’Al Ahly en gare du Caire et le lendemain, au cours de manifestations, on retrouve des supporters de Zamalek aux côtés de leurs ennemis habituels. Des heurts éclatent même au Caire et à Suez pour réclamer le départ de l’armée qu’ils suspectent d’avoir agi ainsi pour réimposer l’état d’urgence dans le pays.
Un schéma inverse a eu lieu le 8 février 2015, alors que plus de 20 supporters de Zamalek sont tués lors d’un affrontement avec la police, par des gaz lacrymogènes et une bousculade, avant un match face à l’ENPPI. Là, ce sont les fans des Diables rouges qui présentent leur soutien après les incidents.
Un supporterisme contrôlé par le pouvoir
Les ultras sont très mal vus en Égypte par le pouvoir en place, notamment depuis 2011. Ils représentent des groupes bien organisés, autofinancés et donc menaçants pour l’État. À partir de 2015, ils sont ainsi considérés comme des organisations terroristes par les autorités. C’est notamment le président de Zamalek en personne, Mortada Mansour, qui est à l’origine de cette éviction. En 2018, 28 supporters d’Al Ahly sont condamnés à un an de prison pour avoir porté un t-shirt en hommage aux morts de Port-Saïd car selon l’État, cela représentait une offense et incitait à l’émeute. Depuis 2018, les Ultras Ahlawy ont d’ailleurs cessé officiellement leurs activités.
Depuis le retour des supporters dans les stades en 2018, après des matchs à huis clos depuis 2012 (le retour des supporters ayant été un échec en 2015), ce sont donc des personnes triées sur le volet, et lourdement contrôlées qui peuvent accéder aux rencontres, tandis que d’autres ont été jetées en prison.
Si certains parlent de Zamalek et d’Al Ahly comme « les deux plus grands partis politiques du pays », c’est bien que ces deux clubs mobilisent. En plus des 100 000 personnes présentes dans le stade lors des derbys, on peut aussi prendre en compte les 50 millions d’Egyptiens devant leur poste de télévision, soit près de la moitié de la population, mais aussi les nombreux supporters africains ou arabes qui contemplent la « rencontre des meilleurs », preuve de leur influence dans toute la région.
LIRE AUSSI – Nándor Hidegkuti, le maestro du Onze d’or
Sources :
- AC, « 28 supporters d’Al Ahly condamnés à un an de prison », sofoot.com, 3 janvier 2018.
- DELANOË Régis, « Le derby du Caire, malgré tout… », sofoot.com, 13 septembre 2013.
- FARHAT Ali et TESSIER Côme, « Cinq ans après Port-Saïd », sofoot.com, 1er février 2017.
- MOHIE Mostafa, « Court bans Ultras and labels them terrorists », madamasr.com, 16 mai 2015.
- OLLIVER Alex, « Nationalism, desertion and devotion: Why Al-Ahly vs Zamalek is more than a game », fourfourtwo.com, 8 septembre 2018.
- ROUX Martin, « En Égypte, les stades de foot rouvrent leurs portes aux supporters », slate.fr, 8 septembre 2018.
- SHENKER Jack, « New Egypt sees old sporting rivalry resume », theguardian.com, 28 juin 2011.
Crédits photos : IconSport