Fin mai 2013, Istanbul s’enflamme. Des riverains et des écologistes lancent un mouvement de protestation contre le déracinement d’arbres dans le parc Gezi et un projet immobilier incluant un centre commercial non loin de la place Taksim. Très vite, les revendications s’élargissent et de nombreux Stambouliotes rejoignent les environs de la place. Parmi eux, les Çarsi, groupe ultra du club de Besiktas. Ces derniers fédèrent et sont rejoints par des ultras des deux autres clubs ennemis : Galatasaray et Fenerbahçe. Ce qui était jusqu’alors impensable pour beaucoup de Turcs leur donnent finalement de l’espoir. Tremble Recep Tayyip Erdogan !
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Les origines de la contestation
Les racines du mal remontent à 2002. Un an après la crise financière qui a touché la Turquie, le Parti de la justice et du développement (AKP) de Recep Tayyip Erdogan remporte ses premières élections législatives. Il en fait de même en 2007 et 2011. Politiquement, ces années se traduisent par un pouvoir autoritaire qui réduit les libertés publiques comme peau de chagrin. Rien de neuf puisque le coup d’état militaire de 1980 et la constitution de 1982 interdisaient déjà aux Turcs de mener des actions politiques. Par ailleurs, le renouveau économique de la Turquie passe par le secteur immobilier. C’est précisément ce secteur qui devient un point de crispation. En 2013, c’en est trop. Un projet de piétonisation de la place Taksim et la remise sur pied de la caserne Taksim sous forme de centre commerciale sont dans les tuyaux.
Bâtie en 1806, cette caserne subit des dommages et en 1921 le site se transforme en stade de football. Le stade de 8000 places accueille pendant un temps les matchs des trois principaux clubs stambouliotes : Besiktas, Galatasaray et Fenerbahçe. En 1940, il est détruit pour réaliser ce qui devient la place Taksim. En 2011, la municipalité de Beyoglu (quartier d’Istanbul) contourne la loi pour faire passer le projet de reconstruction de la caserne en centre commercial alors même que le parc Gezi est protégé.
C’est donc le 28 mai 2013 que les travaux commencent. Dès le 27 mai au soir, des riverains et des militants écologistes lancent un sit-in pour occuper le parc. La répression s’abat sur eux. Il n’en fallait pas plus pour que des dizaines de milliers de Turcs descendent dans la rue. La contestation s’étend aux violences policières puis rapidement aux libertés publiques, au néolibéralisme et à la politique autoritaire d’Erdogan. La contestation s’étend par la suite à toute la Turquie. Les réseaux sociaux occupent un rôle prépondérant dans la diffusion des informations. Cela offre une alternative aux médias turcs muselés depuis longtemps par le pouvoir. Si bien, que selon un sondage lancé pendant la contestation par un cabinet privé, 69% des 4411 interrogés déclarent avoir pris connaissance du mouvement grâce aux réseaux sociaux notamment avec les #OccupyGezi et #DirenGeziParki.
Les ultras Çarsi à l’avant-garde de la protestation
Parmi ces manifestants, certains semblent plus organisés et montrent un savoir-faire dans les affrontements avec la police : les Ultras. A leur avant-garde, les Çarsi, groupe ultra du Besiktas, quartier se situant non loin de la place Taksim. Cem Yakiskan et Mehmet Isiklar, deux comparses politiquement ancrés à gauche, fondent le groupe en 1982 juste après le coup d’état militaire. L’énorme répression qui touche les mouvements sociaux à cette époque, les poussent vers le stade, seul lieu de rassemblement publique autorisé. Le nom « Çarsi » leur parait naturel puisqu’il signifie « marché », celui de Besiktas étant très populaire. L’identité visuelle renvoie à un certain imaginaire libertaire. En effet le « A » de « Çarsi » est cerclé dans le logo du groupe renvoyant à l’anarchisme. Leur devise « Çarsi contre tout » vient compléter cet imaginaire. Il serait cependant faux de dire que tous les supporters sont anarchistes comme le laisse entendre le poème intitulé « Qu’est-ce que les Çarsi ? » :
« Ce sont les gens dans les tribunes : un médecin, un ouvrier, un homme d’affaires, un enfant de rue illettré, un professeur. C’est le gauchiste, le droitiste, l’athée, le pèlerin, le Musulman, l’Arménien, le Juif, le Chrétien qui sautent côte à côte, les larmes aux yeux, s’époumonant : « Mon Besiktas, ma seule et unique chérie ! » »
Néanmoins, les Çarsi sont très actifs sur les mouvements sociaux et écologistes. Depuis les années 2000, le groupe se défini comme une organisation d’action civique soucieuse de protéger « les opprimés et défendre ceux qui n’ont pas les moyens sociaux et/ou économiques suffisants » comme l’exprime Cem Yakiskan auprès de Gökçe Tuncel dans la revue Mouvements. En 2007, ils réalisent une banderole en collaboration avec Greenpeace qu’ils affichent au stade Inönü et sur laquelle on peut lire : « La Turquie sans nucléaire » pour protester contre la construction d’une centrale nucléaire. De nombreuses autres actions suivront. On peut citer par exemple le soutien qu’ils ont apporté en 2010 aux ouvriers grévistes de l’entreprise de production de cigarettes Tekel, victimes de licenciements dans le cadre de la privatisation de leur établissement. C’est donc naturellement qu’ils s’engagent pour Gezi.
La « guerre d’Inönü »
Les groupes ultras Tek Yumruk (Galatasaray) et Vamos Bien (Fenerbahçe) rejoignent bientôt les Çarsi. Une trêve des conflits entre supporters est de fait mise en place. Cette trêve surprend plus d’un stambouliote et pour cause. Si les Çarsi apparaissent en 1982, c’est qu’à cette époque, les trois clubs d’Istanbul jouent au stade d’Inönü. Les supporters des trois équipes font le siège du stade les jours précédents les matchs pour occuper les meilleurs places le jour J comme le mentionne un membre des Çarsi dans « Une histoire populaire du football » de Mickaël Correia : « On dormait même la nuit dans le stade, la veille du match […] On se bastonnait ensuite toute la nuit avec les supporters de l’autre équipe pour tenir le virage. ». Ces affrontements durent plus de dix ans dans ce qu’on appelle « la guerre d’Inönü ». Armes blanches et par destination y sont peu à peu utilisées. Durant ces années, les affrontements avec la police sont également légion, ce qui leur permet de développer des mécanismes d’autodéfense. En 1991, les leaders de groupes négocient une trêve face aux nombreux blessés et aux plusieurs morts de cette « guerre ». Des affrontements moins fréquents persistent tout de même encore aujourd’hui.
Istanbul United
Ce ralliement imprévu sous la bannière « Istanbul United » lors des évènements de Gezi donne espoirs aux Turcs. Les Çarsi sont célébrés aux cris de : « Les Çarsi sont nos leaders ! » ou « Blanc – Noirs ! » (couleurs du Besiktas). Les ultras lancent également des slogans unitaires comme : « En finir avec le fascisme ! Cim Bom (Galatasaray), Fener (Fernerbahçe), Çarsi ! ». Les groupes de supporters insufflent aux manifestants des moyens de défense face à la police. Ils apportent même une touche d’humour dans les slogans tels que : « Tayyip, rejoins-nous, l’eau est super bonne ! » en référence aux canons à eau de la police, ou des slogans plus provocateurs : « Viens et tir ! Viens et tir avec ton gaz lacrymogène ! Enlève ton casque ! Jette ta matraque ! Et on verra qui est le boss ! ».
Pourtant, les supporters turcs n’ont pas toujours été contestataires. Après les années 1980, et la libéralisation économique du football turc, l’Etat les utilise et les instrumentalise dans un but nationaliste. Le pouvoir n’anticipe cependant pas le revers de la médaille. Les supporters prennent conscience de leur influence auprès du corps social et de la dimension politique de leurs activités. L’intrusion de la politique chez les supporters participe à ce que le sociologue français Jacques Lagroye appelle un « détournement de finalité ». Un groupe de supporters n’a à l’origine pas d’objectifs politiques mais de fait, la politique modifie ponctuellement ces objectifs.
Après Gezi, le pouvoir serre la vis
Dans toute la Turquie, 3,5 millions de personnes participent aux manifestations et subissent la répression. Huit personnes meurent et la police en blesse 8000 autres. Elle met fin aux manifestations de la place Taksim le 15 juin 2013 par la violence. Les conséquences sont lourdes. Amnesty International dénonce un « harcèlement judiciaire et policier » de la part du pouvoir turc. Néanmoins, les protestations perdurent dans les stades stambouliotes aux sons de : « Taksim partout ! Resistance partout ! ». Le pouvoir turc réagit rapidement et met vite un terme aux ardeurs des supporters. En avril 2014, la fédération turque de football impose le « Passolig ». Cette nouvelle carte de crédit conditionne l’entrée dans les stades. Dotée d’un QR code, elle contient toutes sortes d’informations sur l’identité de son propriétaire permettant un fichage précis des supporters. Ces derniers s’élèvent contre le Passolig mais ça ne suffit pas et ils acceptent par la suite leur sort.
Le mouvement de contestation du parc Gezi fut salvateur pour les Turcs. Cela leur permet de prendre conscience que l’espace urbain leur appartient. Dans la rue, des groupes de supporters unis pour l’occasion rendent possible le rapport de force avec le pouvoir autoritaire de Recep Tayyip Erdogan grâce à leur savoir-faire. On peut ajouter que ce n’est pas la première fois que des supporters de football aident les protestataires. En 2011, en Egypte, des supporters des clubs d’Al Ahly et de Zamalek ont ainsi mené les manifestations de la place Tahrir au Caire poussant Hosni Moubarak à la démission. Outre le printemps arabe, les manifestations du parc Gezi font suite au mouvement citoyen international Occupy et au mouvement des Indignés en Espagne. Ce mouvement a aussi appris aux ultras du Besiktas, de Galatasaray et du Fenerbahçe que l’union est parfois nécessaire pour s’élever efficacement contre l’injustice et la répression.
Sources :
– Thomas Busset, William Gasparini (eds), « Aux frontières du football et du politique : Supportérismes et engagement militant dans l’espace public », Jean-François Polo, « Le stade de football en Turquie au miroir des expressions et mobilisations politiques », coll. Savoirs sportifs, CIES, Peter Lang, Berne, 2016
– Thomas Busset, William Gasparini (eds), « Aux frontières du football et du politique : Supportérismes et engagement militant dans l’espace public », Daghan Irak, « Istanbul United ? Le supportérisme comme lutte culturelle et résistance au pouvoir politique en Turquie », coll. Savoirs sportifs, CIES, Peter Lang, Berne, 2016
– Mickaël Correia, « Une histoire populaire du football », La Découverte, Paris, 2018
– Tuncel Gökçe. « De l’amour du foot au mouvement Gezi : enquête sur le processus de politisation des supporteur.es de « Çarşı » », Mouvements, vol. 90, no. 2, 2017, pp. 128-139
– Türkmen Buket. « De la Révolte de Gezi à l’opposition discrète en Turquie », Mouvements, vol. 104, no. 4, 2020, pp. 129-138.
– Amnesty International, « Mouvement de protestation du parc Gezi : Le droit de réunion pacifique violemment bafoué en Turquie », 2013
– Farid Eslam, Oliver Waldhauer, Istanbul United, Journeymanpictures, 2014
Crédits photos : IconSport