Attaquant d’un nouveau genre, Hidegkuti a révolutionné le poste de numéro 9 dans les années 1950. Maestro du Onze d’or, il aura été l’une des pièces maîtresses du dispositif tactique de Gustav Sebes. Fidèle au MTK Budapest pendant douze ans, c’est en sélection qu’il a écrit les plus belles pages de son histoire teintée de romantisme et d’élégance.
C’est à Budapest que tout commence en 1922. Élevé dans une famille de la bourgeoisie hongroise, il mène le MTK Budapest au sommet en remportant trois championnats, un Coupe de Hongrie, et une Coupe Mitropa – qui rassemblait les meilleurs clubs d’Europe de l’Est. Sous les ordres de Márton Bukovi, il découvre un autre football. Profitant du départ de l’attaquant roumain Norbert Höfling pour la Lazio en 1948, il devient la pierre angulaire du système offensif avec Péter Palotás, le premier évolue sur l’aile droite, tandis que le second prend le poste d’avant-centre. En plus d’une décennie, le duo a inscrit plus de 390 buts sous le maillot du MTK.
Celui que l’on surnommé le « Vieux » fait ses débuts avec les Magyars en 1945. Mais c’est avec l’arrivée de Gusztav Sebes qu’il s’installe durablement dans les onze titulaires. Buteur en demi-finale des Jeux olympiques 1952 contre la Suède, il remporte quelques jours plus tard, la finale contre la Yougoslavie. Le « onze d’or » gagne définitivement son surnom. Utilisé comme ailier droit, il n’a pas encore toute l’influence dans le jeu qu’il aura lors du Mondial 1954.
« Si [Joszef] Bozsik et moi rejoignions l’attaque, nous avions six attaquants qui avançaient, tous capables de marquer des buts. Nous plaisantions parfois avec nos défenseurs : « Ne vous inquiétez pas, si vous en laissez entrer un, nous en marquerons deux ». C’est comme ça qu’on se sentait. »
Nandor Higegkuti à propos du Onze d’or
Au sortir des Olympiades d’Helsinki, la Hongrie affronte la Suisse en Coupe Intercontinental. La première période est un désastre et les Magyars rentrent au vestiaire battu 2-0. Le sélectionneur fait un choix qui s’avèrera déterminant : l’avant-centre Peter Palotas cède sa place à Nándor Hidegkuti. Un autre match débute. Les attaquants hongrois sont transformés, le jeu est plus fluide et Hidegkuti offre des boulevards à Ferenc Puskas et Sandor Kocsis qui ne tardent pas à renverser la vapeur. Puskas s’offre un doublé, tandis que Kocsis et Hidegkuti y vont de leur but, et la Hongrie s’impose finalement 4-2 dans un stade de Berne abasourdi. La révolution est en marche.
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L’ailier du MTK a transformé le jeu par ses décrochages incessants, ses prises de balles, et sa vision du jeu qui offre une pléiade d’occasions à ses compères de la ligne d’attaque. Puskas ne tarira pas déloge au sujet de son coéquipier, « C’était un immense joueur, qui possédait une lecture du jeu fabuleuse. Il était fait pour ce rôle. Juste devant les milieux de terrain, il enchaînait les passes décisives, désorganisait les défenses et multipliait les appels pour faire lui-même la différence. ».
Un triplé qui le propulse au sommet
Le mercredi 25 novembre 1953, Wembley affiche complet pour un match amical qui restera dans la légende. Les Hongrois se présente face à des Anglais sûrs de leur force, invaincus à domicile face à des sélections non-britanniques – défaits par l’Ecosse, l’Irlande et le Pays de Galles -, ils présentent un bilan de 81 victoires en 124 matchs à domicile. La sélection hongroise arrive en Outre-manche avec une armada de onze joueurs prêts à faire chuter la Couronne de son trône. Tel un chef d’orchestre, Gustav Sebes mène ses troupes à la baguette et dicte le tempo à ses joueurs qui vont livrer l’un des récitals les plus marquants du siècle.
Le verrou anglais ne tarde pas à rompre dès le coup d’envoi sous la pression hongroise. Hidegkuti s’avance à l’entrée de la surface, sa feinte de frappe efface son vis-à-vis et il envoie un missile qui nettoie la lucarne de Gill Merrick, 1-0 au bout de quarante-cinq secondes de jeu. Le cauchemar ne fait que débuter pour les Three Lions qui rentrent au vestiaire abasourdis et incapables de réagir à la stratégie adverse (4-2 à la pause pour la Hongrie). Nandor termine le premier acte avec deux buts au compteur, après un cafouillage de la défense anglaise. Il s’offre finalement un triplé sur une action de grande classe qui conclue cette humiliation historique. Les quotidiens britanniques s’accordent le lendemain pour le génie tactique des hommes de Sebes, comme le Times qui titre « Une nouvelle conception du football est née ».
Les spectateurs qui ont assisté à cette démonstration sont tombés sous le charme du football socialiste prôné par le Onze d’or, parmi eux Jimmy Hogan, ancien coach du MTK Budapest, Louis Dugauguez, entraîneur de Sedan, et Robert Domergue, entraîneur de Valenciennes. Les journalistes sont avares d’adjectifs pour qualifier cette victoire, où un homme a émerveillé les 100 000 spectateurs : Nandor Hidegkuti. Quelque mois plus tard, la plume de Gabriel Hanot va résumer à merveille l’influence du Grand maître dans les colonnes de France Football. « Hidegkuti, qui sent le jeu comme pas un, et qui sait trouver le trouver où il est, se substitua à Puskas et Kocsis dans le travail de repli. Ce faisant, il contrariait et désespérait l’arrière-central Johnston, qui n’osait pas le suivre et qui demeurait sur la rive comme une poule qui a couvé un caneton et le voit se mettre à l’eau ! ».
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Après sa masterclass contre l’Angleterre en 1953, Hidegkuti explique son nouveau rôle de « faux neuf » avec la sélection. « L’avant-centre avait de plus en plus de difficultés avec un marqueur accrochés à ses basques, analyse-t-il. L’idée naquit donc de faire jouer le numéro 9 plus en retrait, là où il y avait de l’espace ». C’est le premier « faux neuf » de l’histoire. À l’époque, la tactique principale est le W-M – équivalent à un 2-3-5 – dans lequel le stoppeur est chargé de marquer de près le numéro 9 adverse. Mais Gusztav Sebes donne le numéro 9 à son métronome, et les défenses sont déboussolées par ses décrochages incessants au milieu de terrain. Dans sa position de meneur de jeu avancé, ses déplacements laissent tout le loisir à Puskas et Kocsis de profiter des espaces laissés par les défenseurs pour enfiler les buts comme des perles.
De l’hôpital à la Coupe du monde
Mais la carrière buteur hongrois aurait pu s’arrêter bien plus tôt. Après son arrivée au MTK en 1946, Hidegkuti n’est pas aussi performant qu’avant. Gêné physiquemen,t il se rend à un hôpital sur les conseils de son entraîneur. Arrivé là-bas les médecins lui diagnostic une anémie. Pour être à son meilleur niveau, il a besoin d’un « demi-litre d’hémoglobine ». Par chance, il croisera le chemin d’une infirmière qui lui fera don de son sang. « Une jolie infirmière blonde est allée voir le médecin et lui a demandé l’autorisation de faire le don si nous étions compatibles. Peu après la transfusion, j’inscris un triplé avec la Hongrie B contre la Roumanie, explique-t-il. Le match terminé, j’ai écrit une carte postale pour remercier ma sauveuse à laquelle je pense souvent. Le journal du lendemain avait osé ce titre incroyable : « L’entrée d’Hidegkuti a amené du sang frais dans le jeu. » ». C’est peu de le dire. Nándor devient au fil des matchs indiscutable avec les Magyars.
Lors du Mondial 1954, la Hongrie écrase ses concurrents un à un. L’histoire est presque parfaite, invaincu depuis bientôt quatre ans, les Magyars sont les grandissimes favoris en finale. Mais les Allemands en décideront autrement en réalisant un des plus grands exploits de la compétition, connu sous le nom du Miracle de Berne. La défaite 3-2 de la Hongrie sonne le glas de cette génération en or. Buteur à quatre reprises, Hidegkuti fait partie du onze type du tournoi, une maigre consolation pour le Vieux de 32 ans. Le retour au pays se fait par la petite porte comme l’explique le journaliste hongrois, Róbert Zsolt, dans son livre Joueurs de foot et autres sportifs paru en 1978, « Après le match perdu contre la RFA, ces stars, ces demi-dieux adulés sont descendus du piédéstal, souligne Zsolt. Et oh, combien ! De retour en Hongrie, ils sont inopinément descendus du train à Győr [à quelque 120 km de Budapest], mis dans un car et transférés à Tata. La raison : les autorités avaient peur des Budapestois en colère. ».
C’est le début de la descente aux enfers pour la sélection hongroise. La réalité politique rattrape le football, le Onze d’or est démantelé après l’insurrection de Budapest, en 1956, contre le régime communiste. Le pays sombre dans la guerre, et les stars magyars choisissent pour la plupart l’exil.
Une seconde vie sur les bancs de touche
Au Mondial 1958, la Hongrie chute dès le premier tour. Brassard de capitaine sur le bras, Nándor est l’un des derniers représentants du « Onze d’or » avec les Magyars. A 36 ans, il marque le pas physiquement dans une équipe en pleine reconstruction. Après une ultime défaite face au Pays de Galles, qu’il passe sur le banc, la fin de l’aventure en rouge et blanc se profile pour le trentenaire. Il quitte la sélection avec un bilan de 39 réalisations en 69 sélections, soit un cinquième des 198 inscrits par le Onze d’or.
Une autre vie commence comme entraîneur. Après un apprentissage au MTK, il quitte son pays pour relever le défi de la Fiorentina. En 1961, il remporte la Coupe des Vainqueurs de Coupe, et ramène le premier titre européen à la Viola. De retour chez lui, le succès se poursuit dans la ville de Győr. Là encore, il rentre dans l’histoire du club en offrant le premier titre de champion au Győri ETO FC. L’année suivante, le club hongrois atteint les demi-finales de la Coupe des clubs champions, mais les joueurs sont impuissants devant Eusébio, et l’armada offensive du Benfica Lisbonne. Par la suite, l’aventure du champion olympique l’emmène en Pologne, avant de terminer son chemin en Égypte, où il métamorphose le grand Al-Ahly SC en introduisant le 5-3-2. Privés de titre national depuis 1962, les Diables Rouges remportent cinq championnats sous ses ordres. Le respect et la confiance que va lui confier le club cairote iront droit au cœur de « Mr Kuti » – son surnom en Égypte – comme il le confiera à un journaliste égyptien. « Les larmes coulaient sur son visage, il aimait Al Ahly, il aimait le club ».
Le 14 février 2002, le Grand maître passe dans l’autre monde, en laissant derrière lui un héritage qui résonne encore aujourd’hui sur les rives du Danube. En 2010, le journaliste hongrois Iván Hegyi revenait sur son décès pour lui rendre un dernier hommage à la hauteur de sa légende : « Le deuil s’est propagé d’Óbuda à Berne, du boulevard Hungária à Florence, du Caire à Győr, partout sur la planète Terre. Le meneur de jeu légèrement reculé par rapport à la position classique du dix s’est ancré de lui-même dans un coin : celui du patrimoine mondial du football. »
Sources :
- Joel Le Pavous, Nandor Hidegkuti, le gendre idéal, So Foot
- Jonathan Wilson, La Pyramide inversée, Hachette Sport, 2018
- Raphaël Cosmidis, Julien Momont et Christophe Kuchly, Les entraîneurs révolutionnaires du football, Éditions Solar, 2017
- Geza Szasz, La finale de Berne exposée au public hongrois d’aujourd’hui, Université de Szeged
- Brian Glanville, Nandor Hidegkuti, The Guardian
Crédits photos : Icon Sport