Fort de ses cinq succès en Coupe d’Afrique des Nations, aux Jeux Olympique (en 2000) et de ses sept participations à la Coupe du monde, le Cameroun est à ce jour la nation africaine la plus performante de l’histoire. La première période faste des Lions indomptables date des années 1980, avec la génération de Roger Milla, formidable buteur. Une génération qui comptait dans ses rangs deux extraordinaires gardiens de but, Thomas N’kono et Joseph-Antoine Bell. Malgré des personnalités opposées, les deux rivaux sont indissociables et font figure de pionniers au sein de la (petite) confrérie des gardiens africains ayant atteint le très haut niveau.
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N’kono se révèle au monde en 1982
Juin 1982. A la surprise générale, le Cameroun participe au Mundial espagnol. Logiquement, les Lions indomptables sortent dès le premier tour, sans démériter, puisqu’ils quittent la compétition invaincus. Au cours des 3 matchs disputés, un joueur crève l’écran : le gardien de but Thomas N’Kono. Il n’encaisse qu’un seul but, contre l’Italie, futur vainqueur. Face au Pérou et à la Pologne, il multiplie les arrêts. Son style impressionne : dynamique, rapide, il sort vite de son but et s’impose dans les airs. Il réalise un arrêt à une main face au péruvien Barbadillo, faisant ensuite passer le ballon dans son dos et relançant immédiatement avec l’autre main : un geste spectaculaire et original qui amende sa réputation naissante. Au terme du premier tour, un panel de journalistes l’élit deuxième meilleur gardien, derrière le soviétique Dassaev, mais devant les illustres Zoff, Schumacher, Shilton ou Jennings. En août 1982, il est choisi pour être le portier de la sélection du Reste du monde pour affronter l’Europe dans un match de charité. Fin 1982, il est élu Ballon d’Or africain. La légende est en marche.
« L’araignée noire »
En Afrique, N’kono n’avait pas attendu 1982 pour faire parler de lui. Son parcours commence en 1972, à 16 ans. Il joue dans le petit club d’Edea, à vingt-cinq kilomètres de son village natal, distance qu’il parcourt le plus souvent à pieds pour aller s’entraîner. Il travaille parallèlement dans un atelier de confection de chaussures. Repéré rapidement, il rejoint l’Eclair Douala, en deuxième division. Haut-dessus du lot, il passe un nouveau cap en 1974, à 18 ans : il signe au Canon Yaoundé, le plus grand club du pays.
Tout en travaillant à la compagnie des eaux, il s’impose immédiatement, devient capitaine et gagne un surnom flatteur : « l’araignée noire ». Coté palmarès, en huit saisons, de 1974 à 1982, il remporte cinq titres de champion et deux Coupes d’Afrique des clubs champions en 1978 et en 1980. Au cours de la finale retour de 1978 contre le Hafia FC, club guinéen de Conakry, il réalise exploits sur exploits pour tenir le 0-0 et conserver l’avantage acquis au match aller à Yaoundé. En 1979, il est récompensé par son premier Ballon d’Or africain. En sélection, N’kono fait ses débuts en 1974, à 18 ans. Malgré son talent, il peine à s’imposer, au point de ne pas être sélectionné pendant plusieurs mois, en 1975. Une fois revenu chez les Lions indomptables, il n’est que remplaçant. Pourquoi ? Car il doit faire face à un sérieux concurrent : Joseph-Antoine Bell.
Bell, footballeur malgré la prison et les études
Né un an avant N’kono, Bell connaît aussi des débuts fulgurants en club. En 1970, à 15 ans, il joue déjà en D2 à l’Eclair Douala. Puis il intègre l’Oryx Douala, club de l’élite. Sa trajectoire se complique en 1972, à 17 ans, puisqu’il est incarcéré pour attentat à la pudeur. Accusé à tort, il est finalement relaxé et libéré, après 18 mois de détention. A sa libération, il reprend ses études. Fils d’instituteur, il ne voit dans le football qu’un loisir. Mais, un an plus tard, en 1975, il cède aux sollicitations de l’Union Douala, le club qui monte et qui concurrence le Canon Yaoundé.
A distance, les deux portiers se livrent un véritable duel. Bell manifeste des qualités physiques moins impressionnantes que son rival, mais son placement, sa souplesse et sa qualité de main sont exceptionnels. Il se construit un palmarès avec deux titres nationaux et une Coupe d’Afrique des clubs champions remportée en 1979. En sélection, il est d’abord titulaire, puis il alterne avec N’kono.
En 1980, déterminé à devenir ingénieur en travaux publics, il choisit de poursuivre ses études en France, délaissant le football et laissant le champ libre à son concurrent. Un an plus tard, en 1981, il fait marche arrière : il abandonne ses études inachevées et signe à l’Africa Sport d’Abidjan. Mais cela ne suffit pas pour combler le retard pris sur « l’araignée noire », qui s’est installée chez les Lions indomptables. C’est ainsi qu’il assiste du banc de touche aux performances XXL de son rival lors du Mundial espagnol.
Tommie, le barcelonais
Après la Coupe du monde, N’kono, très sollicité, choisit l’Espanyol Barcelone. Il devient le premier gardien africain titulaire dans un championnat européen. En Catalogne, N’kono s’épanouit, au point de rester neuf ans au club. Indiscutable, il dispute 303 matchs pour les Periquitos (les Perruches). La période 1986-1988 est magnifique puisque le club atteint le podium de la Liga, puis la finale de la coupe UEFA. Après avoir éliminé l’AC Milan de Sacchi, Gullit et Van Basten ainsi que l’Inter Milan de Trapattoni, Passarella et Scifo, l’aventure s’achève par une défaite cruelle face au Bayer Leverkusen. Malgré une victoire 3-0 à l’aller, les Perruches se font remonter au retour et s’inclinent aux tirs au but. Un échec que « l’araignée noire » qualifie de « plus grande désillusion de sa carrière ».
Performant et constant, N’kono obtient la reconnaissance de toute l’Espagne. En effet, il est élu deux fois meilleur joueur étranger de la Liga ! Il bat aussi le record d’invincibilité d’un gardien, le portant à 496 minutes. Le portier camerounais éblouit par son aisance sur sa ligne, son courage dans les pieds adverses et ses sorties aériennes, parfois agrémentées de prises de balle à une seule main. Il met en échec plusieurs illustres tireurs de pénaltys, parmi lesquels Hugo Sanchez et Bernd Schuster.
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En 1991, à 35 ans, Tommie (son autre surnom), quitte le club et entame sa fin de carrière. Il raccroche les gants en 1997, à 41 ans, après trois dernières saisons en Bolivie. A posteriori, en 2020, il est honoré par le magazine France Football, qui l’intègre dans sa liste des dix plus grands gardiens de l’histoire, aux côtés de Yachine, Banks, Maier, Zoff, Buffon…
Bell s’installe en France
Que devient Joseph-Antoine Bell pendant cette période ? Sûr de son talent, ambitieux, il lorgne vers l’Europe, comme son rival. Mais, rendu invisible aux yeux des recruteurs par son statut de doublure chez les Lions, il se contente d’un transfert en Egypte, dans le club Arab Contractors. Il y reste deux ans, le temps d’enrichir encore son palmarès africain. En 1985, à 30 ans, il fait enfin le grand saut : direction l’OM. En trois saisons, Bell participe à l’ascension du club phocéen, drivé par l’ambitieux Bernard Tapie. Il s’impose comme l’un des meilleurs gardiens du championnat et devient même capitaine du club olympien.
Très habile, il capte et bloque des tirs que d’autres auraient au mieux boxés ou repoussés. A l’aise balle aux pieds, il participe audacieusement à la relance, même hors de sa surface. Il marque aussi les esprits par un penalty stoppé en finale de Coupe de France : face au bordelais Reinders, il prend une posture singulière en dissimulant ses mains derrière son dos pour ne laisser aucun indice au tireur et jaillir au moment opportun.
Hors du terrain, Bell occupe l’espace médiatique. A l’aise devant les micros, il utilise sa verve et son large sourire, pour dénoncer le racisme de ses ex-colonisateurs et s’opposer au Front National. Il déplore publiquement l’absence de conscience politique de son coéquipier Papin, en mettant en doute son niveau intellectuel. Il s’oppose même à Tapie dont il critique la politique sportive. A cause de ces prises de position, il quitte le club en 1988.
S’ensuivent une saison à Toulon, puis deux saisons à Bordeaux. Lors de son retour au Vélodrome avec les Girondins, il est victime d’actes racistes : c’est « l’affaire des jets de bananes ». Fin communicant, courageux, il utilise cet épisode déplorable pour sensibiliser les dirigeants, Bernard Tapie en tête, au fléau xénophobe qui gangrène les stades. Après Bordeaux, Bell termine par trois saisons à Saint-Etienne. Il prend sa retraite à 40 ans, en 1994. En France, il laisse l’image d’un joueur de grand talent et d’un homme charismatique et cultivé.
Rivaux un jour, rivaux toujours
Pendant ces années passées en Europe, N’kono et Bell se côtoient en équipe nationale au gré des matchs internationaux et des grands tournois. Coéquipiers sans être amis, ils cohabitent en se livrant une concurrence féroce. Pour la CAN 1984, deux ans après ses brillantes performances en Espagne, N’kono est logiquement titulaire. Mais, en cours de compétition, il est rappelé par son club et s’absente pour le troisième match de poule. Bell profite de la situation pour prendre sa place et ne plus la lâcher jusqu’à la finale, qui voit les Lions indomptables remporter leur premier trophée. Il sort grandi de ce tournoi, même si certains disent qu’il a manipulé le vestiaire en sa faveur pour empêcher son rival de récupérer sa place.
En 1986, le sélectionneur Claude Leroy choisit d’écarter Joseph-Antoine Bell pour la CAN égyptienne. Il estime N’kono au meilleur de sa forme et il pense que la présence de Bell comme doublure sera délétère. Il se justifie ainsi : « je considère juste qu’il y a deux grands gardiens, et qu’ils ne peuvent pas cohabiter pour une grande compétition. » Bell réagit violemment dans la presse en traitant Leroy d’incompétent. Son avis, toujours très écouté, trouve un écho, d’autant plus que les Lions indomptables, pourtant favoris, échouent en finale.
Leroy, vexé et déçu, entreprend d’aplanir leur différend. En se rendant à Marseille, en expliquant sa position et en lui offrant de nouveau le poste de titulaire, il convainc Bell de revenir en sélection. En 1988, au Maroc, les Lions remportent leur deuxième CAN, avec Bell dans les cages, comme en 1984 lors de leur première victoire. Comme quatre ans auparavant, depuis le banc de touche, le taciturne N’kono, tout en retenue malgré son statut, assiste sans se plaindre au triomphe des siens.
Le Mundiale 90 sourit à N’kono
En 1990, le Cameroun a l’honneur d’ouvrir la Coupe du monde italienne face à l’Argentine de Maradona. On promet à Bell un match très difficile, tant l’Albiceleste paraît supérieure. Mais, cinq heures avant le match, coup de théâtre chez les Lions : Bell est relégué sur le banc et c’est N’kono qui devient titulaire ! Pourquoi ? C’est une décision politique, conséquence du conflit entre Bell et sa fédération au sujet des primes de match. Remplaçant, Bell assiste au plus grand match du Cameroun en Coupe du monde : les Lions indomptables battent l’Argentine 1-0. Dernier rempart infranchissable, N’kono met en échec Balbo, Burruchaga, Caniggia et Maradona.
Sur leur lancée, les Lions indomptables atteignent les quarts de finale, où ils s’inclinent en prolongation face aux Anglais. Comme en 1982, N’kono réalise un tournoi magnifique, qui ne passe pas inaperçu auprès d’un enfant de 12 ans, future star du football des années 2000. Il s’agit de Gianluigi Buffon, qui confesse :
« Au Mondiale 90, N’kono était beau à voir, folklorique. Il dégageait une telle passion. Il portait un long pantalon et j’étais dans l’admiration. Après l’avoir vu jouer, j’ai décidé d’être gardien de but. N’kono a changé le cours de ma carrière et forcément de ma vie. De milieu de terrain, je suis devenu portier afin de suivre les traces de mon idole. En hommage, j’ai appelé mon fils Thomas. » – Gianluigi Buffon
De son côté, Joseph-Antoine Bell a encore raté son rendez-vous avec la Coupe du monde, au profit de son éternel rival. N’kono, lui, aura brillé lors de deux Coupes du monde mais n’aura pas eu la chance de remporter la CAN comme titulaire. Tous deux se seront livrés pendant près de vingt ans un mano a mano pour garder les buts des Lions, alternant les moments de grâce et les mises au ban.
Bell et N’kono : la génèse
L’apparition simultanée, dans le même pays, de deux gardiens de niveau mondial constitue une surprise. Comment le Cameroun, petit pays de 7 millions d’habitants en 1975, sans tradition footballistique, a pu « produire » ces deux extraordinaires joueurs, alors que l’Afrique dans son ensemble forme très peu de portiers de haut niveau ? Jusqu’en 2000, seuls quatre autres gardiens africains ont atteint le niveau mondial : le zimbabwéen Bruce Grobbelaar, le marocain Badou Zaki, le nigérian Peter Rufai et le camerounais Jacques Songo’o. Quelles raisons expliquent l’émergence concomitante des phénomènes Bell et N’kono ? Plusieurs hypothèses existent.
Le néocolonialisme français organise le football camerounais
Il est probable que l’histoire de l’indépendance du Cameroun ait eu un impact favorable sur le football local. En effet, en 1960, après cinq ans de guerre contre les indépendantistes, la France accorde l’autonomie. Mais elle opte pour une forme de néocolonialisme, qui consiste à contrôler l’indépendance pour mieux écarter les indépendantistes et garder le contrôle sur l’ex-colonie. Ainsi, aux côtés du président Ahidjo, premier chef d’état du Cameroun autonome, la France poursuit secrètement la lutte contre les « rebelles », par le biais d’attentats, d’assassinats et d’actes de torture. Ces faits, longtemps cachés ou niés par l’Etat français, ne seront reconnus que 50 ans plus tard par le président Hollande, lors d’une conférence de presse donnée en 2015 à Yaoundé.
Les armes ne suffisant pas pour « pacifier » le pays, la France aide aussi le gouvernement camerounais à détourner la population de ses traditions. En luttant contre le repli identitaire, on force l’acceptation de l’indépendance factice que la France a accordée. Ce processus d’acculturation mise beaucoup sur le sport et sur le football en particulier. La « sportification » du Cameroun passe alors par la création de clubs sur tout le territoire, par l’installation d’équipements, par la formation des professeurs d’EPS et d’entraîneurs. Cette politique, menée au Cameroun plus que dans les autres ex-colonies subsahariennes, a facilité l’intégration des talents dans les clubs, où ils ont bénéficié d’un entraînement de qualité. Ces mesures sont à l’origine de la domination continentale des clubs camerounais à la fin des années 1970.
Colonna et Beara, illustres maîtres
Pour développer son football, le Cameroun a fait venir des entraîneurs étrangers. Parmi eux, deux ont été de grands gardiens de but. Le premier est Dominique Colonna, ex-gardien du grand Reims et de l’équipe de France. Il officie comme sélectionneur du Cameroun et comme formateur des gardiens de 1963 à 1970. Le second est Vladimir Beara. Considéré comme le plus grand gardien yougoslave de l’histoire, Big Vlad, surnom donné par les Anglais après un match héroïque à Highbury, est connu pour être le seul à avoir stoppé un penalty de Ferenc Puskas. Après sa carrière, il devient sélectionneur des Lions indomptables de 1973 à 1975. C’est lui qui convoque pour la première fois N’kono et Bell. Même s’il écarte N’kono de la sélection pendant quelques mois, il le prend sous son aile et l’entraîne en privé. Ses méthodes et ses principes font de Bell et N’kono des gardiens mobiles, proactifs et agressifs. Des caractéristiques qu’ils garderont pendant toute leur carrière. N’kono raconte qu’il considère Beara comme son mentor.
Des prédispositions ethniques ?
Pour expliquer les phénomènes N’kono et Bell, il reste l’hypothèse ethnique. Tous les deux sont issus de l’ethnie Bassa, dont le territoire principal se situe entre les deux grandes villes du pays, Douala et Yaoundé. Les Bassa ne représentent que 5 à 10% de la population mais les plus grands sportifs camerounais en sont issus. Parmi eux : Roger Milla, Samuel Eto’o, Rigobert Song, François Omam-Biyik, Patrick M’Boma… et aussi le libérien George Weah et le basketteur NBA Joel Embiid. Dans les années 1980, il y eut jusqu’à 70% de Bassa chez les Lions indomptables. Pourquoi cette prépondérance ? Certains évoquent la force psychique des Bassa, qui furent les premiers à lutter contre l’autorité des colons et qui ont mené le mouvement indépendantiste. D’autres, comme Claude Leroy, associent la supériorité des Bassa à leur mode de vie. Le « sorcier blanc » raconte avoir assisté dans des villages Bassa à des scènes de jeux traditionnels au cours desquels les enfants saisissent des balles et multiplient les sauts, développant précocement leur détente et leur coordination.
Finalement, malgré les témoignages et les avis, malgré l’histoire du pays et celle du football camerounais, il convient de reconnaître que tout ne s’explique pas. Joseph-Antoine Bell et Thomas N’kono n’étaient pas programmés pour être les phénomènes qu’ils sont devenus. Portés par une belle émulation, les perpétuels rivaux sont pour toujours les deux premiers gardiens africains à avoir atteint le niveau mondial.
Sources :
- L’équipe type de la coupe du Monde 1982, Alex Borouf, oldschoolpanini.com
- Thomas N’kono, l’idole de Buffon, Thomas Bernard, Main-opposee.com
- Tomas N’kono, Joseph-Antoine Bell and shattering racism about black goalkeepers, Christopher Weir, Thesefootballtimes.co
- 8 octobre 1954 : naissance de Joseph-Antoine Bell, poteaux-carres.com
- Joseph-Antoine Bell n’a jamais pris de gants, dhnet.be
- Vladimir Beara, grand jeté – partie 1, Guillaume Balout, footballski.fr
- « Le foot africain, c’est de l’histoire-géo ! », Axel Gylden, lexpress.fr
- Kamerun ! : une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Thomas Deltombe & Manuel Domergue & Jacob Tatsitsa, éditions La découverte
- Bassa, Wikipedia.org
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