Alors que se développent en France, essentiellement à partir des années 1980, plusieurs formes de supportérisme radical, la panique morale autour du hooliganisme se répand dans toute l’Europe. Le drame du Heysel, le 29 mai 1985, cristallise les craintes autour de la violence des supporters de football. Par la suite, des séries d’incidents, en France, semblent confirmer les appréhensions des plus inquiets. Dans ce contexte, les pouvoirs publics s’emparent de la question du supportérisme, souvent réduite à celle du hooliganisme, afin de régler le problème de la violence.
En juillet 1984, une grande loi sur le sport est adoptée par l’Assemblée Nationale. Rien n’y est dit sur la question des supporters. Les enceintes accueillant ces derniers se voient elles-mêmes réserver quelques articles sans grande importance. L’année suivante, avec le drame du Heysel, c’est le Conseil de l’Europe qui s’empare de la question à travers une convention européenne. Celle-ci prévoit la séparation des supporters rivaux, leur encadrement, la possibilité d’extrader les supporters inquiétés par la justice entre pays européens, ainsi que la restriction de la vente d’alcool dans les stades.
Cette réaction européenne au drame du Heysel trouve un écho en France en 1992. Le 5 mai 1992, la catastrophe de Furiani choque l’opinion publique française qui pensait jusqu’ici être préservée de tels drames sur son sol. Devant cette catastrophe dont les responsabilités sont partagées entre l’entreprise responsable du montage de la tribune provisoire, le club, la préfecture et la fédération, on se rend compte que la législation sur les stades est insuffisante. La loi Bredin de 1992 renforce par conséquent les dispositifs d’homologation et de contrôle des stades et instaure la systématisation des places assises. Cette mesure, inspirée de ce qui se fait à la même époque en Angleterre, est censée limiter les risques d’entassement et de bousculades. Elle est aussi porteuse d’une autre vision du football, notamment outre-Manche où elle s’accompagne d’une augmentation du prix des places qui entraîne une gentrification des enceintes du Royaume.
Fin 1993, il s’agit moins de la question de la sécurisation des enceintes sportives que de la gestion de leurs occupants. En effet, la loi Alliot-Marie pose les jalons d’une législation particulière réservée aux supporters en France. Les fumigènes sont interdits et les propos haineux proférés à l’aide d’un mégaphone ou figurant sur une banderole sont proscrits. De plus, une interdiction judiciaire de stade est prévue pour accompagner les peines des supporters contrevenant à la loi. Il s’agissait alors de répondre au scandale du match PSG-Caen d’août 1993 qui avait vu des occupants de la tribune Boulogne du Parc des Princes prendre violemment à partie des CRS, en en blessant plusieurs.
Plusieurs mesures sont ensuite prises durant les années suivantes afin de transférer la responsabilité de la sécurité dans les stades des pouvoirs publics aux clubs organisateurs des rencontres sportives. Ce processus, qui répond à une recommandation du Conseil de l’Europe, aboutit à l’introduction d’un nouvel acteur dans les stades : les stadiers. Ces agents de sécurité privée engagés par les clubs remplacent les forces de l’ordre dans les tribunes françaises. Celles-ci sont désormais en retrait et n’interviennent qu’en cas de besoin pressant.
L’Europe prône la coopération entre les différents pays. En effet, avec les compétitions continentales annuelles de clubs et les rencontres entre sélections, les déplacements de supporters entre différents pays sont fréquents. Il s’agit alors pour les polices européennes d’échanger sur leurs méthodes et leurs connaissances du supportérisme – dont les réalités sont très différentes d’un pays à l’autre. Ainsi, à l’occasion des grandes compétitions internationales, des policiers étrangers accompagnent les supporters de leur pays afin de renseigner la police locale sur les pratiques de ces derniers, qu’ils fréquentent tout au long de l’année – c’est ce que l’on appelle les spotters. En 1998, des policiers allemands étaient ainsi présents à Lens pour le match Allemagne-Yougoslavie. Cette coopération n’empêcha pas l’agression violente, par des hooligans allemands, d’un journaliste brésilien et d’un gendarme français – le maréchal des logis-chef Daniel Nivel, resté paralysé depuis.
Début 2003, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy profite d’un incident en marge d’une rencontre Nice-PSG – un supporter parisien est poignardé en dehors du stade – afin de louer le modèle anglais de gestion du hooliganisme et de faire passer un amendement le soir-même à l’Assemblée. Cet amendement prévoit l’extension des interdictions de stades aux abords de ces derniers, la communicabilité des listes d’interdits de stade aux autorités sportives, une sévérité accrue pour les récidivistes et l’extension du droit de palpation des stadiers.
2006, année charnière
Cependant, c’est en janvier 2006 qu’un tournant majeur intervient. A la faveur d’une loi antiterroriste, est créée l’interdiction administrative de stade (IAS), qui permet aux préfets d’interdire préventivement de stade un individu considéré dangereux, sans attendre que celui-ci soit jugé. Considéré comme un outil pratique voire de bon sens, sa durée maximale est fixée à 3 mois. La même année, une nouvelle loi crée la possibilité de dissoudre les associations de supporters se rendant coupables d’infractions graves. De plus, participer à la reconstitution d’un tel groupe est également puni par la loi, des peines de prison étant prévues, ainsi que pour les délits d’incitation à la haine, d’introduction de fumigènes, ou bien pour le port d’insignes rappelant une idéologie raciste ou de messages haineux.
Une circulaire de 2007 précise, pour ce qui est des interdictions administratives de stades : « Les actes à prendre en compte ne constituent pas nécessairement des faits pénalement répréhensibles ». Ces IAS sont modifiées en 2010 : elles peuvent désormais être poussées jusqu’à 6 mois, et même 12 en cas de récidive. Un an plus tard, ces chiffres sont encore doublés : 12 mois maximum, 24 en cas de récidive. De plus, est introduite pour les préfets la possibilité d’encadrer voire d’interdire les déplacements de supporters. On a là les deux mesures phares des années 2010 : IAS et interdictions de déplacement sont unanimement dénoncées par les supporters français, surtout parce qu’elles sont sur-utilisées par les autorités, facilitant l’organisation des rencontres sportives, mais restreignant la liberté des supporters. En effet, les interdictions de déplacements se multiplient, jusqu’à atteindre plusieurs centaines d’interdictions par saison à la faveur de l’état d’urgence. Les IAS, quant à elles, sont massivement annulées a posteriori par les tribunaux administratifs, après que l’individu ait purgé sa peine. Une peine synonyme de pointages répétés au commissariat à chaque fois que son équipe dispute une rencontre de football. Et ce, alors même que l’obligation de pointage n’est pas consubstantielle à l’interdiction de stade.
2010 constitue un deuxième tournant dans le monde du supportérisme français car la mort de Yann Laurence aux abords du Parc des Princes à la suite d’échauffourées entre supporters parisiens des tribunes Auteuil et Boulogne, entraîne la dissolution de nombreux groupes de supporters majeurs, et pas seulement parisiens, ainsi que l’instauration au Parc du Plan Leproux, qui provoque la disparition du supportérisme radical dans l’enceinte parisienne. Les supporters du club de la capitale entrent alors en lutte contre la direction de leur club. Ce qui les emmène notamment jusqu’au Conseil d’Etat, où ils remportent une bataille en faisant annuler, avec l’aide de la LDH et de la Cnil, la possibilité pour le club d’établir un fichier recensant des supporters « indésirables » sans que ceux-ci ne fassent l’objet d’une interdiction de stade.
Cependant, le PSG obtient finalement ce qu’il voulait en 2016 avec la possibilité donnée aux clubs de refuser dans leurs stades les personnes contrevenant à leur règlement intérieur ou à leurs conditions générales de vente. C’est la création d’une interdiction commerciale de stade. Par la même occasion, la loi de mai 2016 augmente encore une fois la durée des IAS – 24 mois maximum, 36 en cas de récidive.
Néanmoins, cette loi comporte un autre volet. Son article 6 introduit dans le Code du Sport plusieurs points favorables aux supporters. Il est notamment établit que ceux-ci sont des acteurs à part entière du sport, jouant un rôle positif. Est également créée une Instance nationale du supportérisme, rattachée au ministère des Sports. Enfin, il est décidé que des référents supporters doivent être nommés dans chaque club, afin de faciliter le dialogue entre supporters et dirigeants. Cette loi est également la première à voir le mot de « supporters » figurer dans son intitulé. Même si elle comporte un volet répressif, elle est une réelle avancée dans le processus de dialogue amorcé.
La création en 2014 d’une Association Nationale des Supporters contribue également à ce processus, puisqu’elle rassemble de nombreux groupes de supporters, dans tout l’Hexagone. Le constat n’est toutefois pas idyllique, puisque les supporters n’ont pas réellement constaté de progrès sur le terrain, subissant toujours de nombreuses interdictions de stade et de déplacement et étant toujours embourbés dans le sempiternel débat sur l’interdiction des fumigènes, refusée par les ultras, mais sur laquelle les autorités ne veulent pas transiger. Le chemin vers un apaisement des relations entre supporters et autorités est long et tortueux et une seule loi de demi-ouverture n’y suffira pas.
Cependant, le rapport d’information récent des députés Marie-George Buffet et Sacha Houlié, couplé à l’image positive qu’ont donné les groupes de supporters durant la crise du Covid-19, pourrait faire avancer les choses. En effet, les co-rapporteurs font dans leur rapport un constat sévère de 30 ans de gestion répressive du supportérisme et avancent plusieurs mesures phares afin d’établir un nouveau contrat entre supporters et force publique. Ils souhaitent ainsi en finir avec les innombrables interdictions de déplacement, en autorisant par principe tous les déplacements de supporters pour aller encourager leur équipe à l’extérieur. Pour cela ils préconisent beaucoup plus d’échanges en amont entre supporters et autorités. De plus, ils souhaitent en revenir à des peines plus cohérentes pour ce qui est des IAS, avec des peines de six mois maximum. Les interdictions commerciales de stade doivent également être mieux définies, tant leur contour est vague. Mais surtout, l’avancée la plus spectaculaire et symbolique – sans être forcément la plus importante – est la porte ouverte en ce qui concerne les fumigènes. Ceux-ci devraient être autorisés à certaines conditions, avec des phases d’expérimentation préalables, comme dans le cas de figure de la réintroduction des places debout dans certaines tribunes – une avancée permise par l’instauration de l’Instance nationale du supportérisme. Une condition primordiale est la responsabilisation des associations de supporters qui seraient légalement responsables en cas d’incidents. Reste à voir si cette forme d’institutionnalisation peut convenir aux ultras qui tiennent à leur indépendance et à leur esprit rebelle.
Entre les années 1980 et aujourd’hui, la question du supportérisme est peu à peu prise en compte par les pouvoirs publics. D’abord ignorés, les supporters sont désormais officiellement reconnus comme des acteurs du sport. Cependant, la gestion française du supportérisme est marquée par son caractère répressif. Les supporters dénoncent l’usage disproportionné de mesures de police administrative coercitives. Le rapport d’information des députés Buffet et Houlié met en lumière le fait que les supporters radicaux se sentent considérés comme des citoyens de seconde zone. Si jamais ce rapport devait avoir une suite législative, c’est toute une séquence de l’histoire de la gestion du supportérisme en France qui pourrait prendre fin.
Sources :
- Nicolas Hourcade, Ludovic Lestrelin, Patrick Mignon, Livre vert du supportérisme. Etat des lieux et propositions d’actions pour le développement du volet préventif de la politique de gestion du supportérisme, Secrétariat d’Etat aux sports, 2010, 144 pages.
- Marie-George Buffet, Sacha Houlié, « Rapport d’information sur les interdictions de stade et le supportérisme », 2020
- Loi n° 84-610 du 16 juillet 1984 relative à l’organisation et à la promotion des activités physiques et sportives, Journal Officiel, 1984.
- Convention européenne sur la violence et les débordements de spectateurs lors de manifestations sportives et notamment de matches de football, Conseil de l’Europe 1985.
- Loi n° 92-652 du 13 juillet 1992 modifiant la loi n° 84-610 du 16 juillet 1984 relative à l’organisation et à la promotion des activités physiques et sportives et portant diverses dispositions relatives à ces activités, Journal Officiel, 1992.
- Loi n° 93-1282 du 6 décembre 1993 relative à la sécurité des manifestations sportives, Journal Officiel, 1993.
- Loi n°95-73 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité, Journal Officiel, 1995.
- Résolution du Conseil de l’Europe du 6 décembre 2001 concernant un manuel contenant des recommandations pour la mise en place, à l’échelle internationale, d’une coopération policière et de mesures visant à prévenir et à maîtriser la violence et les troubles liées aux matches de football revêtant une dimension internationale, Journal Officiel C 22, 24 janvier 2002.
- Loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, Journal Officiel, 2003.
- Loi n°2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme, Journal Officiel, 2006.
- Loi n°2006-784 du 5 juillet 2006 relative à la prévention des violences lors des manifestations sportives, Journal Officiel, 2006.
- Loi n°2010-201 du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public, Journal Officiel, 2010.
- Loi n°2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, Journal Officiel, 2011.
- Loi n°2016-564 du 10 mai 2016 renforçant le dialogue avec les supporters et la lutte contre le hooliganisme, Journal Officiel, 2016.
Crédits : Icon Sport